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Être autonome et solidaire à l’école : un antagonisme ?

Philippe Meirieu

« Quelle école voulons-nous ? » Ce mardi 24 septembre 2024, Philippe Meirieu était convié à venir échanger avec des enseignants d’EPS sur cet enjeu qui les interpelle, pour le cinquante-septième bistrot pédagogique de l’AE-EPS d’Ile-de-France. Une soirée conviviale qui stimule les réflexions, clarifie les enjeux et surtout redonne de l’élan pour agir dès demain en classe, en sachant pourquoi.

19 heures, la porte d’un bistrot parisien s’ouvre. À l’étage, et dans les escaliers, une centaine de professeurs d’EPS se sont retrouvés après une journée de cours pour échanger avec Philippe Meirieu. Le temps d’une soirée, l’AE-EPS (Association pour l’enseignement de l’éducation physique et sportive) d’Ile-de-France ouvre un « bistrot pédagogique ».

Le terme est bien choisi, le bistrot c’est le lieu où on se réfugie parfois après une journée de travail. On y retrouve des collègues pour échanger sur les difficultés du quotidien, partager des idées et débattre de l’actualité autour d’un verre, ou plus. La convivialité rassure, les discussions stimulent, et, insensiblement, on se retrouve à réinventer le monde. Ce soir, pour réinventer le monde, c’est l’école qu’on réinvente et, surtout, qu’on se réapproprie.

L’écran improvisé sur le mur de l’étage projette l’ambition : « Quelle école voulons-nous ? » Philippe Meirieu entame son intervention en justifiant le choix de cette question. Une occasion pour lui, et pour nous, de prendre le temps de comprendre ce qui se joue dans les tensions éducatives et de définir un cap avec des finalités claires. « Prendre le temps de comprendre », les têtes acquiescent à l’unisson.

C’est sans doute ce qui a poussé les participants à se déplacer ce soir pour venir parler d’école malgré l’épuisement d’un quotidien pressurisé par une succession de réformes qui se téléscopent. Ils partagent l’envie de dépasser le découragement et le fatalisme pour s’atteler aux défis éducatifs d’aujourd’hui. Pour clarifier l’école que nous voulons, encore faut-il clarifier les alternatives qui s’offrent à nous. Les membres de l’AE-EPS vont en explorer une dizaine pendant l’intervention.

Éducabilité et liberté

« Tout faire en ne faisant rien » : Cette formule de Jean-Jacques Rousseau pourrait aisément être saisie au vol pour critiquer le flou alambiqué de la pédagogie. Et pourtant, replacée dans son contexte, elle devient l’étendard d’une école fidèle au projet des Lumières. Selon Philippe Meirieu, elle rappelle l’évidence : « On ne peut faire faire à quelqu’un ce qu’il ou elle ne veut pas faire. » Les enseignants se regardent entre eux et échangent rapidement des cas d’élèves que leur rappelle ce constat.

Pourtant, ils font tout pour engager les élèves : ils créent des situations motivantes, ils donnent des ressources, ils prévoient des étayages, etc. Ils créent les conditions pour que l’individu fasse par lui-même. Et c’est bien là l’héritage des Lumières, insiste Philippe Meirieu : « Ce n’est pas uniquement le principe d’éducabilité que défendent les Lumières, c’est surtout son association au respect de la liberté de chacun. C’est la rencontre entre Kant et Rousseau. »

La formule extraite de L’Émile ou de l’éducation, est introduite par une vigilance : « Je vous prêche un art difficile. » Et c’est vrai que c’est difficile de travailler au quotidien pour permettre à chacun et chacune de penser par lui-même tout en faisant société. Mais c’est précisément cette complexité qui rend le métier d’enseignant motivant et ambitieux. Philippe Meirieu précise : « C’est justement à l’école de faire en sorte que autonomie et solidarité ne soient pas des antagonismes. »

Il poursuit en opposant cette vision à ce qu’il appelle la révolution conservatrice qui veut rétablir l’ordre ancien, encouragée par un pessimisme anthropologique qui pousse à gouverner les humains par l’autorité. Il y a donc là un choix sur le fonctionnement de l’école : être fidèle au projet des Lumières ou s’adonner à la révolution conservatrice.

Sanctionner sans exclure

« La faute exclue, la sanction intègre » : Philippe Meirieu invoque cette citation de Condorcet pour évoquer l’autorité à l’école. Pour lui, pas de tabous, il ne s’agit pas de nier d’éventuels problèmes d’autorité à l’école. Au contraire, il s’agit de les traiter de manière éducative. Car, là aussi, il y a un choix à faire pour l’école que nous voulons : accompagner et prévenir, ou bien réprimander et exclure.

Il observe qu’aujourd’hui les faits inversent la citation de Condorcet : « C’est bien la faute qui intègre, dans le clan identitaire par exemple, et la sanction qui exclut. » En effet, un problème de comportement en classe pousse déjà, de fait, un élève à s’exclure du collectif. La sanction est alors là pour lui permettre de réintégrer le groupe. Mais, quand la sanction est envisagée comme une exclusion, elle devient alors une surenchère de punition. Ainsi, on ne cesse de rejeter l’autre toujours plus loin. Il convient de garder en tête que les sanctions doivent être des opportunités pour pouvoir rejoindre le collectif.

Dès lors, l’enseignant devient le dépositaire d’un message de confiance en l’humain, « un humain qu’on ne dresse pas mais qu’on entoure », précise Philippe Meirieu. Les regards des participants se croisent. Dans le bruit de fond du bistrot, on discerne une voix basse : « C’est bien beau tout ça, mais comment on fait, concrètement ? »

La double évaluation

Du concret, Philippe Meirieu en partage quand il évoque un autre choix d’actualité pour l’école : développement personnel ou dépassement collectif ? Il rappelle l’enjeu de l’émancipation en clarifiant ce terme qui devient protéiforme. L’émancipation ne consiste pas à donner à quelques dominés l’occasion de devenir dominant, il s’agit surtout de donner la possibilité à chacun de sortir d’où il vient. Pour lui, cela pourrait se manifester concrètement par une question claire : « Qu’est-ce que tu vas faire, toi, de ce qui t’a fait ? » Ainsi, il ne s’agit pas de refouler les différences mais bel et bien d’en prendre conscience pour mieux agir et faire des choix.

Il insiste sur la nécessité de lutter contre toutes les formes d’essentialisation qui enferment, que ce soit dans une apparence (racisme), un héritage (sociologisme) ou des symptômes (handicap) : « L’élève est dyslexique, mais il n’est pas que ça ! »

Pour permettre le dépassement de chacun, il partage une piste concrète en évoquant l’évaluation. Alors que la pratique habituelle de l’évaluation fige les individus, en leur attribuant une note en fonction de leur performance à un instant fixe, il propose de mettre en place la pratique de la double évaluation. Les élèves sont invités à refaire l’évaluation une seconde fois et l’enseignant prend la seconde note. Ainsi, on offre aux élèves la possibilité de refaire, de réessayer et donc de se dépasser.

Connaitre les enjeux pour être pleinement acteurs

La soirée se poursuit au fur et à mesure que les verres se vident. Philippe Meirieu égraine d’autres alternatives sur différents enjeux éducatifs : transmettre des exigences ou des procédures ? Des règles pour rendre passifs ou pour pacifier ? L’école : une institution ou un service ? Le prof : un artisan pédagogique ou un exécutant efficace ?

L’approche binaire est assumée. Elle pousse à grossir les traits, quitte à verser dans la caricature, mais elle permet de mettre à jour les contradictions qui sont à l’œuvre pour mieux se positionner en connaissant les enjeux, et ainsi redevenir pleinement acteurs. L’école n’est pas un système immuable prédéfini, c’est un projet en construction permanente. Cette réflexion partagée nous rappelle alors que c’est à nous, enseignantes et enseignants, de nous en saisir. Cela commence au quotidien avec nos élèves par la pédagogie qui est tout sauf un supplément d’âme.

Philippe Meirieu rappelle aussi l’urgence de se réapproprier la construction de l’école de manière collective, en plaidant pour la mise en place d’une convention citoyenne sur l’école. Cette double approche par la pédagogie à tous les niveaux est précisément ce que porte l’association du CRAP-Cahiers pédagogiques.
Les verres sont vides, les participants, eux, sont pleins d’enthousiasme à retrouver leurs élèves demain pour mettre en acte ces réflexions. Retrouver du pouvoir d’agir en sachant pourquoi on agit, voilà ce qu’ils étaient venus chercher en poussant la porte de ce bistrot. Par les temps qui courent, cet élan n’est plus simplement utile, il est devenu nécessaire.

Laurent Reynaud
Enseignant de SVT en lycée et membre du Comité de rédaction des Cahiers pédagogiques

Ce que je retiens

Il est toujours très stimulant de nous retrouver, profs d’EPS et autres collègues, autour de thématiques éducatives et disciplinaires conduites par des intervenants vraiment animés par la réflexion pédagogique. Nous en repartons toujours avec des convictions, quelques remises en question, parfois des doutes, mais toujours avec cette envie de mieux faire dans nos pratiques.

Pour sa troisième intervention avec l’AE-EPS, Philippe Meirieu nous a invité à questionner la notion d’éducabilité de l’enfant. Parmi les tensions volontairement accentuées pour favoriser les « débats en conscience sur les enjeux de l’école », je retiens plus spécifiquement la réflexion portant sur la double évaluation parce qu’elle évoque, par le concret, cette volonté de permettre à l’élève de sortir de sa condition, de s’émanciper.

L’héritage docimologique qui conduit à une pédagogie bancaire, payer celui qui a travaillé pour le résultat qu’il a produit, me questionne. Si notre discipline, dans son évaluation notamment pour des attendus méthodologiques et sociaux, permet à l’élève de se corriger, s’améliorer, se dépasser tout au long de la séquence, l’élève doit rendre compte de ses compétences motrices, de choix technicotactiques à un instant T.

Si cette « instance pédagogique » sacralise l’évaluation, marquant ainsi le couperet final d’un chapitre, d’une séquence, entérinée sur Pronote et le bulletin, permet-elle de rendre compte des réelles capacités des élèves ? Il ne s’agit pas de les leurrer sur une éternelle deuxième chance, mais de leur permettre de refermer un chapitre avec le sentiment d’avoir donné le meilleur, d’être à un niveau d’exécution et de compréhension « optimalisé », prenant en compte leurs erreurs et les conseils de la première évaluation. Leur donner l’occasion de se préparer avec plus de rigueur, de lucidité, de persévérance, autant de valeurs qui conduisent à l’émancipation.

Enfin, quel enseignant, au moment d’une évaluation ou d’une correction de copie, ne s’est pas déjà interrogé sur la compréhension de l’élève des attendus de l’épreuve ? Parfois, la double évaluation nous offre aussi la possibilité d’éclaircir nos choix didactiques.

Cécile Gauthière
Enseignante d’EPS en lycée

 


Pour aller plus loin

Philippe Meirieu, Éducation : Rallumons les lumières !, aux éditions de l’Aube, 2024


À lire sur notre site

Une école qui (se) libère ?, par Florence Castincaud

L’école des Lumières brille toujours, recension du livre d’Eirick Prairat


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Couverture du n° 574, « Ce qui s'apprend en EPS »