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En passant par la peinture
Si nous avons écrit un ouvrage[[Quand se rencontrent littérature et arts plastiques, Geneviève Di Rosa et Marie-Sylvie Claude, Sceren CRDP, mai 2006.]] où nous tentons d’illustrer quelques incursions, en cours de français, du côté des œuvres plastiques, plus particulièrement de la peinture, ce n’est pas seulement que, lycéennes, nous laissions plus souvent qu’à notre tour notre regard s’égarer du côté des belles reproductions de nos manuels de français ; ce n’est pas seulement que, jeunes professeurs, nous nous empressions de satisfaire le souhait de nos élèves qui réclamaient l’étude de tableaux de peinture, travail qu’ils disaient aimer et où en effet ils s’investissaient volontiers : découverte des beaux livres du CDI, projection de diapositives puis, plus récemment, exploitation quasi effrénée des TIC, visites au Louvre ou à Orsay, voyages même vers des musées plus lointains ; mais c’est aussi que notre expérience de l’enseignement du français nous avait convaincues que ce détour pédagogique par la peinture peut contribuer à la construction des compétences et des savoirs nécessaires pour prendre goût à la lecture littéraire et poser les premiers jalons d’une culture artistique : car si les capacités de nos élèves à construire le sens du texte littéraire nous paraissent un peu paresseuses, ils nous étonnent en revanche par la finesse de leur regard sur la peinture.
La peinture dans les programmes de français
Que des professeurs de français soient tentées d’intégrer la découverte de la peinture à leur enseignement, rien de surprenant ni de bien original d’ailleurs : nos programmes nous y incitent clairement qui, à tous les niveaux, font de l’image d’art un des objets de l’enseignement du français[[Dans le préambule des programmes de lycée général, « la mise en relation (…) de l’écrit et d’autres langages » est conseillée pour permettre aux élèves « de découvrir et de s’approprier l’héritage culturel dans lequel ils vivent ». De même en lycée professionnel : « la fréquentation des textes et des oeuvres, qu’elles soient littéraires, picturales ou filmiques, est le moyen privilégié de permettre l’appropriation d’une culture commune et la construction d’une identité personnelle ». Dans les documents d’accompagnement du collège : « les enseignants de français, bien que non professionnels de l’image, sont amenés à intégrer dans leur enseignement la dimension visuelle ». Enfin dans les programmes de CAP et de BEP : le cours de français « est celui de tous les discours » et de toutes les œuvres, terme qu’il faut entendre dans un sens large (…) « c’est-à-dire tout message à caractère esthétique. »]] ; il faut dire que depuis le fameux Ut pictura poesis erit de Horace (célèbre formule inversée par les humanistes, suivis des classiques : selon eux c’est la peinture qui sera comme la poésie, pour se hausser à sa dignité) les confluences entre la littérature et la peinture sont nombreuses, variées, fécondes ; c’est justement sur les différentes façons de les associer en classe de français que nous avons tâché de construire notre ouvrage : le tableau de peinture emprunte parfois son argument narratif (on dira si l’on préfère sa fable, sa storia) à la littérature, par exemple aux textes bibliques ou mythologiques ; mais aussi à l’univers théâtral ou à divers grands textes de l’histoire littéraire. Quand la peinture s’affranchit de toute source textuelle, il est possible d’établir des liens de proximité générique (par exemple : description littéraire d’une part, nature morte et paysage d’autre part ; portrait et écriture biographique ; autoportrait et écriture autobiographique). Il existe aussi des communautés de sensibilité au sein d’un même mouvement. Enfin, la littérature de son côté se nourrit volontiers de la peinture : le professeur de français peut faire étudier des écrits de réception ou d’analyse, qui contiennent souvent des descriptions littéraires des tableaux (parlerons-nous, pour faire savant, d’ekphrasis ?) : parmi une foule d’exemples accessibles à nos élèves, Baudelaire sur Delacroix, Diderot sur Chardin, Proust sur Vermeer, mais aussi les très beaux textes des peintres eux-mêmes, Van Gogh, Gauguin, Delacroix, Soulages, Kandinsky… – sur leurs propres peintures ou celle des autres…. Mais aussi des romans : on pensera bien sûr au Chef d’œuvre inconnu de Balzac ou à l’Oeuvre de Zola mais de nombreuses œuvres moins rebattues, notamment contemporaines, peuvent faire l’objet d’un passionnant travail pédagogique (quelques titres parmi beaucoup d’autres : Le paradis – un peu plus loin de Mario Vargas Llosa sur Gauguin ; La princesse de Mantoue de Marie Ferranti sur Mantegna ; La Naine de Don Diego de Carol Mann sur Velazquez, Radeau d’Antoine Choplin sur Géricault…). Ou encore la poésie (Verlaine, Baudelaire, Aloysus Bertrand, Eluard, Ponge et bien d’autres…).
Lire la peinture ?
Le professeur de français peut-il faire lire un tableau comme il ferait lire un texte ? Hélène Waysbord-Loing, dans un rapport de l’Inspection générale (L’image dans l’enseignement des lettres, 2000) remarque très justement : « A trop vouloir lire l’image comme un texte, on risque de s’en tenir à l’identification des contenus et des thèmes sans développer l’aptitude à voir. On parle volontiers de » lire l’image « , c’est l’expression la plus sollicitée dans le monde éducatif. Elle a quelque chose de rassurant, nous renvoyant à des procédures plus familières comme s’il s’agissait de déchiffrer un texte sous l’image pour exorciser le mutisme menaçant face à l’image. ». L’expression associe deux langages hétérogènes : les signes plastiques, qu’ils soient ou non iconiques (c’est-à-dire au service de la figuration), ne signifient pas par l’articulation conventionnelle d’un signifié sur un signifiant et ne constituent pas une langue. Le langage pictural ne produit pas un énoncé car l’image ne dit pas, elle montre : c’est au spectateur de dire les énoncés virtuellement contenus dans l’image, du moins s’il le souhaite car rien n’impose ce passage au discours. Ce qui ne veut pas dire que le tableau de peinture ne peut pas faire l’objet d’une analyse : dans le vivier de ses moyens du dire – composition, graphisme, couleurs, valeurs, lumière, pâte picturale, etc. – le peintre fait constamment des choix dans la multitude des combinaisons et des dosages possibles et c’est dans ce travail continuel que se situe le sens de l’œuvre. Expliciter les effets de ce jeu de signes, explorer le tableau d’un regard exigeant pour y cueillir de quoi s’émouvoir et de quoi penser : appelons cela lecture si l’on veut, mais en se souvenant que c’est en prenant le mot au sens étymologique, voire comme une métaphore. Il serait regrettable en tout cas que les élèves puissent penser que peinture et littérature sont deux arts superposables et qu’ils oublient la spécificité de chaque langage. Au contraire, le rapprochement entre littérature et arts plastiques doit jouer sans cesse des échos et mais aussi des écarts. Et justement, percevoir le même dans la différence, mais aussi le particulier dans le presque semblable, devrait permettre aux élèves de consolider par ce qu’on peut appeler un détour pédagogique, les savoirs et les compétences acquises de part et d’autre.
Qu’a-t-on à y gagner pour l’enseignement de la lecture et de la culture littéraires ?
Pour nos élèves, un premier obstacle à la lecture littéraire réside dans le décodage du sens littéral, souvent difficile pour un texte ancien ; l’oeuvre plastique quant à elle ignore la double articulation du langage verbal et ne nécessite donc pas la connaissance des signifiés arbitrairement associés aux signifiants : ce qui évite, par opposition à la lecture littéraire, un certain nombre de malentendus entre les différentes compréhensions mais n’empêche pas pour autant que les réceptions gardent la richesse de leur pluralité ; il y aura évidemment entre les élèves ou entre les élèves et le professeur des décalages culturels, dus notamment à la connaissance inégale des contextes de production mais aussi de l’iconographie conventionnelle : pour la peinture d’histoire à sujet biblique ou mythologique par exemple, seule une connaissance des codes iconographiques contemporains au tableau permet de dépasser la simple description – un homme musclé avec un aigle, une femme ravie portant une tête sur un plateau, des hommes autour d’une table… – pour accéder à l’identification et reconnaître la situation, c’est-à-dire mettre les motifs en relation avec le mythe ou l’allégorie concernés – Jupiter, Salomé, la Cène… Mais nulle proposition émanant des élèves n’a à être écartée au nom d’un contre sens (en prenant l’expression au sens littéral), et même, comme nous le verrons, les décalages éventuels entre les identifications proposées et la fable effectivement représentée peuvent au contraire faire l’objet d’une exploitation pédagogique.
Un autre obstacle à la lecture littéraire, culturel, réside dans le fait que certains lecteurs, partant certains élèves, voient le texte, y compris le texte littéraire, comme le media d’un message plus ou moins transparent que l’essentiel serait d’expliciter, la forme n’étant alors perçue que comme le support d’un sens entièrement contenu dans l’enchaînement logique des signifiés. En effet, même quand la littérature marque l’écart avec la langue prosaïque, le point de référence d’une langue non artistique, non créative, demeure. Même, ces lecteurs ont des difficultés à constituer le texte comme texte, comme fruit d’une fabrication, objet langagier porteur d’intentions et virtuellement riches d’effets de sens à construire par le lecteur. Au contraire le tableau de peinture fait sens indépendamment du langage verbal, son langage à l’évidence n’est pas monosémique, ne peut se réduire à une proposition simple, et le fait qu’il y ait travail du peintre ne peut s’ignorer car la matérialité de l’objet est évidente. Le tableau nous semble, plus que le texte, être compris par la grande majorité des élèves comme un arte fact, dont les couleurs, les valeurs, les formes, la composition, ont été voulues, choisies, et pourraient donc être autrement qu’elles ne sont : cette représentation leur permet d’accepter que les caractéristiques plastiques de cet objet sont révélatrices d’une vision, d’un contexte idéologique, religieux, culturel, d’un tempérament d’artiste particulier. Mieux, l’émotion que peut donner un tableau d’une part, ce qu’elle peut permettre de comprendre d’autre part, confirment qu’il est possible de trouver du sens autrement que dans le décodage des signifiés articulés sur les signifiants et partant qu’il est possible d’analyser sans paraphraser, puisque l’écart d’un langage à l’autre interdit de redoubler le discours de l’œuvre. Une fois que les élèves ont accepté que les mots sont au poète ce que les couleurs et les formes sont au peintre, ils ont moins de résistance, face au texte littéraire, pour percevoir les effets de sens pluriels des signes linguistiques : des rythmes, des sonorités, des figures, de la structure du texte, du discours et de la phrase. Plus tangible, pour écrire ou parler sur un tableau, qui ne peut pas être paraphrasé, ils sont dans la nécessité de le mettre à distance comme objet d’analyse et d’inventer une écriture adéquate qu’ils pourront détourner au profit du texte littéraire. Il nous semble donc que le passage par la peinture amène nos élèves non seulement à goûter d’un autre art mais aussi à adopter une posture de lecture et d’analyse dont profitera leur sensibilité à l’un et l’autre des deux arts.
D’un art à l’autre : quelques compétences transversales
Plus précisément, certaines compétences nous semblent pouvoir se consolider par le passage de l’un à l’autre des deux arts. Nous ne pourrons ici qu’en proposer quelques exemples. Pour commencer, on sait qu’il est fort important que les élèves s’approprient la notion de mouvement littéraire et pictural, notamment dans les programmes du lycée général. Observer les composantes du classicisme (par exemple) en passant à la fois par la tragédie du 17° et par la peinture de Poussin permet de repérer au travers des échos et des écarts à la fois les constantes composant une esthétique particulière et la spécificité des procédés de chaque forme d’expression artistique. Evidemment un professeur qui en aurait les compétences pourrait passer aussi par la musique et l’architecture. Dans L’enlèvement des Sabines s’imposent avant toute analyse l’explosion des couleurs, la sensation de mouvement, l’expression des passions sur les visages ; mais d’autres éléments, statiques, dégagent une impression d’ordre et de maîtrise : pas de débordement du cadre, lignes perpendiculaires des architectures, équilibre de la composition. Ce qui peut aider les élèves à mieux comprendre les ressorts du tragique, tels du moins que les définit Corneille : terreur, pitié, admiration. Comme c’est souvent le cas des mouvements qui se réfèrent à une esthétique du passé le néoclassicisme de David exacerbe plus nettement encore les caractéristiques classiques. En faisant travailler les élèves sur Le serment des Horace en regard avec la tragédie de Corneille qui est sa principale référence littéraire il est possible de leur faire percevoir des procédés plastiques en écho, presque en transcription, des procédés littéraires : la déclinaison régulière d’une composition ternaire (arcades, épées, bras, jambes) est très perceptible par les élèves, ce qui permet de les faire réfléchir à son équivalent littéraire, la structure très cohérente du théâtre classique. Plus précisément, la figure métonymique du héros bras armé de Rome, leit motiv de la pièce de Corneille, trouve très nettement dans ce tableau son équivalent plastique dans les bras tendus, horizontaux, à la lumière, des trois frères : percevoir la part d’identité et la part de spécificité dans la confrontation de ces deux procédés de style, l’un plastique et l’autre verbal, permet nous semble-t-il d’affiner la construction des compétences de lecture analytique. On pourrait multiplier les exemples : pour l’humanisme, l’étude de Rabelais (l’éducation de Gargantua) en regard d’Holbein (les Ambassadeurs) ou de Bruegel (Les moutons de Panurge avec La Chute des aveugles) permet aussi la perception d’échos, constitutifs d’un mouvement, en même temps que d’écarts dans les modes de signifier.
Outre les parentés esthétiques et idéologiques qui unissent les œuvres d’un même mouvement, les programmes de français du lycée général invitent à aborder d’autres échos, y compris diachroniques, entre les textes. La perception de liens entre les œuvres d’art est une compétence qui nous semble fondamentale dans la construction d’une culture et d’une sensibilité artistique. Les œuvres dont s’inspire le Déjeuner sur l’herbe de Manet d’une part (Titien, Raphaël) et celles qu’il inspire d’autre part (Cézanne, Picasso, Jacquet et d’autres) manifestent par exemple de façon extrêmement tangible des jeux d’écho qu’une projection simultanée des œuvres suffit à faire voir aux élèves. Restent à analyser les procédés au service de la perception de ces filiations, les écarts entre les avatars d’une même source, et les effets de sens. La même démarche pourra s’appliquer dans le prolongement à une filiation littéraire.
Identifier le genre d’une œuvre mais aussi savoir utiliser cette notion pour le commentaire sont des compétences qui occupent une place importante dans les programmes de français. Le classement en peinture n’est pas fondé sur le même principe qu’en littérature : la répartition des genres picturaux est faite en fonction des sujets, d’où sa relative simplicité, alors que les genres littéraires sont d’abord formels tout en incluant parfois le registre ou le sujet pour les sous genres. D’où pour nos élèves une plus grande complexité, qu’un passage par la peinture aura permis de préparer. Par ailleurs, la hiérarchisation des genres picturaux en France, formalisée par l’Académie royale de peinture et de sculpture créée au XVII° siècle, va du divin aux choses (le prestige de l’œuvre est évalué en fonction de sa dimension historique ou morale : de la peinture d’histoire on descend au portrait, à la scène de genre, au paysage, puis à la nature morte) alors que les genres littéraires sont appréciés en fonction de leur relation avec l’art antique. Mais dans les deux cas, il y a des genres nobles et des genres mineurs : comprendre qu’il existe des causes sociales et historiques à la formation du goût nous semble très important dans la construction d’une culture artistique ; or l’influence des conditions sociales de production sur l’œuvre des peintres (dépendance vis-à-vis d’instances diverses : commanditaires, Académie royale, mécènes, puis salons et marchands d’art) est beaucoup plus tangible qu’elle ne l’est sur l’œuvre des littérateurs.
Autre aspect de l’approche de cette notion de genre : le détour par la peinture peut permettre aux élèves de comprendre de façon plus profonde les spécificités génériques littéraires, toujours par le jeu des échos et des écarts. Prenons l’exemple de la narration : les élèves ont souvent du mal à discriminer ce qui est de l’ordre du récit (le narratif s’imbriquant d’ailleurs étroitement à l’argumentatif ou au descriptif dans la plupart des œuvres de genre narratif). Le passage par la peinture, notamment la peinture d’histoire, est une aide efficace. Un récit textuel est une suite d’actions ; il s’étale donc forcément dans le temps et d’ailleurs il faut du temps pour le lire. Au contraire une image s’offre au spectateur d’un seul coup, même s’il faut parfois du temps pour la regarder. Cependant cette appréhension synthétique n’empêche pas les possibilités narratives : dans les retables les différents panneaux représentent différents épisodes, à la manière de la bande dessinée, la narration y est proche du fonctionnement textuel puisque la structure de l’œuvre induit une perception s’étalant dans le temps. Dans un tableau, qu’on peut embrasser du regard, différentes étapes d’un récit peuvent cependant être représentées : par exemple dans le tableau Andromède délivrée par Persée de Piero di Cosimo, peint vers 1513-1515, Persée, identifiable par ses attributs et par ses vêtements, est représenté trois fois : on le voit une première fois à droite dans les airs, se propulsant grâce à ses sandales ailées ; une seconde fois perché sur le dos de l’énorme dragon, l’attaquant de sa serpe ; et enfin une troisième fois en bas à droite, entouré d’une foule enthousiaste fêtant sa victoire. Andromède est visible deux fois : attachée à son rocher à gauche ; auprès de Persée dans la scène de célébration. L’espace du tableau est à la fois unitaire (il n’y a qu’un seul paysage) et cloisonné (pour visualiser la différenciation entre les étapes chronologiques du récit). Plus fréquemment à partir de la Renaissance, ces étapes successives sont seulement suggérées par des éléments divers qui rappellent au spectateur une storia supposée connue et par la représentation de personnages engagés dans l’action : le spectateur poursuit ce qui lui est indiqué ; par exemple dans le tableau Persée secourant Andromède de Wteawael (vers 1611), l’attaque du monstre paraît imminente, la jeune fille enchaînée, à la peau lisse et pâle, est exposée au danger tandis que Persée est sur le point d’intervenir ; il est monté sur Pégase, armé de la serpe d’Hermes et du bouclier poli d’Athéna qui lui a permis de vaincre Méduse, coiffé du casque d’Hadès et chaussé des sandales ailées fournies par les nymphes : autant de détails qui sont simultanément des rappels d’événements antérieurs du mythe. A l’arrière plan, les parents d’Andromède contemplent la scène, impuissants – rappel de la vanité de sa mère Cassiopée qui s’est prétendue plus belle que toutes les Néréides réunies, ce qui coûte à sa fille son triste sort. Dans tous les cas il s’agit donc d’une spatialisation du temps narratif, dont l’instrument essentiel est l’intervalle entre les personnages ou les groupes de personnages représentés. La perception de cette traduction en espace du temps permet aux élèves de comprendre ce qu’est fondamentalement un récit. De façon plus ponctuelle, une seule action peut être rendue par différents personnages, que le spectateur peut percevoir (du moins dans une de ses lectures) comme un seul, à différents moments d’un même mouvement (voir des œuvres aussi diverses que Le miracle de Saint Denis de Henri Bellechose, Le pèlerinage à l’Isle de Cythère de Watteau, Nu descendant l’escalier de Duchamp et toutes les recherches modernes du cinétisme). Ici encore le temps est spatialisé.
Nous ne pouvons dans l’espace de cet article développer les autres compétences qu’il nous semble possible de construire avec nos élèves en passant par la peinture, contentons nous de donner quelques pistes, à titre indicatif, qu’il sera aisé au lecteur de poursuivre : les élèves peuvent mieux comprendre à l’occasion d’une étude picturale comment l’œuvre d’art peut convaincre et persuader, à condition bien sûr de ne pas se contenter d’expliciter un message qu’on présenterait aux élèves comme préalablement formulé en quelques phrases puis transposé visuellement : il faut que les procédés plastiques soient perçus comme le lieu d’une production complexe de sens, de façon équivalente aux procédés stylistiques de l’éloquence. Travailler sur la peinture peut aussi aider le spectateur à savoir identifier les registres, notion applicable à la peinture : définir l’atmosphère particulière qui se dégage d’une œuvre, analyser les procédés qui la produisent, l’amènent à se positionner lui-même comme récepteur privilégié, posture qu’il pourra reproduire sur le texte littéraire. Autre exemple : la composition d’une œuvre picturale est souvent plus nettement perceptible, par le repérage de figures géométriques et l’analyse de la disposition des figures dans l’espace, que la structure d’un texte littéraire ; l’essentiel est non de tracer sur la reproduction des droites ou des courbes qui risqueraient de faire écran entre l’œuvre et le spectateur mais de percevoir la composition comme signifiante eu égard au sujet et aux autres signes plastiques et iconiques. Enfin, plus largement, la lecture analytique ou le commentaire littéraire mobilise chez l’élève sa capacité à établir des liens entre divers éléments du texte, procédés de style, motifs formels et thématiques : de même pour un tableau de peinture, il prendra l’habitude d’établir des rapprochements et des oppositions entre les signes picturaux, soit à l’intérieur d’une même catégorie de procédés (gamme chromatique ou graphique, gamme gestuelle) soit entre des éléments distincts comme par exemple un motif et une couleur.
Quelles approches pédagogiques ?
Pour développer ces compétences il convient, comme pour un texte, d’imaginer, pour la classe ou pour le musée, des activités qui amènent les élèves à construire le sens du tableau. De très nombreuses approches sont possibles en fonction de l’œuvre abordée et des finalités pédagogiques poursuivies. Remarquons seulement ici que comme pour un texte il peut être souhaitable de ne pas avoir systématiquement recours au questionnaire qui risque, surtout s’il est trop fermé, de diriger le regard de façon trop impérative ; il ne nous semble pas non plus qu’une « grille de lecture » applicable à tout tableau soit un préalable nécessaire ni même souhaitable ; certes les élèves peuvent apprendre à repérer les effets de sens des procédés plastiques, lignes d’architecture et autres lignes signifiantes, figures géométriques, jeux d’échos et d’oppositions chromatiques et graphiques, choix de cadrage, disposition et répartition des éléments peints, mais ces outils doivent nous semble-t-il leur être offerts lorsqu’ils en ont besoin, c’est à dire après qu’une première approche du tableau leur a permis de formuler des hypothèses d’interprétation, à partir de ce qu’ils ressentent et comprennent. Retenons ici, en guise d’exemples, deux dispositifs didactiques qui nous semblent bien adaptés à certains tableaux. Ce que nous appelons la méthode des hypothèses narratives nous paraît particulièrement bienvenue pour les tableaux dont la composition permet de reconnaître une storia : sujets bibliques, légende des saints, sujets mythologiques, sujets historiques, auxquels on peut ajouter les tableaux qui empruntent à une intrigue littéraire, théâtrale ou romanesque….Il s’agit de partir du tableau et de demander aux élèves, en s’interdisant de leur donner une quelconque information sur la source narrative (en masquant notamment le titre), de faire des hypothèses (où sommes-nous ? qui sont ces personnages ? que font-ils ?) Ainsi se reconstitue un récit (que semble-t-il s’être passé juste avant ? que semble-t-il pouvoir se passer ensuite ?). La découverte du texte-source est ensuite un moyen de confirmer ou d’invalider les hypothèses. Mais cette démarche peut en outre permettre d’entrer dans l’analyse du tableau, puisque les hypothèses narratives proposées par les élèves, même (et surtout) erronées eu égard à la storia peuvent, à condition qu’elles soient justifiées par une observation précise du tableau, conduire à des hypothèses d’interprétation : si le spectateur propose telle ou telle hypothèse narrative, c’est parce que le tableau le lui permet par ses caractéristiques plastiques ; c’est dans le décalage entre d’une part la lettre du texte source (ou de la version du mythe couramment retenue au moment de l’exécution du tableau) et d’autre part la narration suggérée par la représentation que réside la lecture personnelle du peintre – ou du moins, puisque rien n’est assuré quant aux intentions d’un artiste, le sens symbolique que le spectateur est en mesure de lire dans le tableau : chaque représentation picturale d’un même mythe, comme c’est aussi le cas de chacune de ses versions textuelles, colore la leçon du récit en l’orientant vers un sens qui dépend tout à la fois de la sensibilité personnelle du peintre et du contexte idéologique et spirituel dans lequel il s’inscrit. Prenons l’exemple du tableau de Poussin Echo et Narcisse : que les élèves voient souvent d’abord les trois personnages, Echo, Narcisse, et Cupidon, comme une famille que divise une bouderie, voilà qui bien sûr devra être rectifié : en guise d’indices on attirera par exemple leur attention sur quelques détails (torche que porte Cupidon, yeux mi-clos de Narcisse, reposant près d’une nappe d’eau, environné de délicates fleurs blanches…). Mais que les élèves donnent fréquemment à Echo un rôle plus central qu’il ne l’est dans le mythe tel que l’écrit Ovide c’est beaucoup plus qu’une erreur : en découvrant le texte ils mesurent la part de liberté que le peintre prend avec sa source, distance où se situe sa lecture personnelle. Les choix plastiques de Poussin donnent en effet une importance toute particulière au personnage : l’écho phonique qui condamne la nymphe amoureuse à n’être que la répétition d’autrui est traduit visuellement par des parallèles entre son corps et celui de Narcisse – elle est appuyée comme lui au rocher, la tête penchée sur l’épaule, un bras légèrement replié et l’autre davantage ; sur le plan chromatique les couleurs du corps et des vêtements d’Echo répètent en les adoucissant celles du corps et des vêtements de Narcisse. Mais sa mort est une disparition, un anéantissement qui la confond au rocher sur lequel elle s’appuie, dont elle épouse les courbes et les couleurs tant et si bien que son corps semble sur le point déjà de s’y fondre, impression renforcée par l’effet de flou sur son visage profondément triste. Alors qu’inversement la mort de Narcisse est simultanément une floraison. Sensibilité particulière du peintre figuratif au destin tragique de ce personnage condamné à renvoyer à autrui sa réplique exacte ?
Autre démarche pédagogique souvent intéressante, l’entrée par l’écriture de forme littéraire. Certains tableaux de peinture sont d’excellents déclencheurs d’écriture : on peut demander aux élèves de décrire aussi justement que possible un objet, un paysage, un personnage ; ou encore de faire parler les personnages, jouer le dialogue, reconstruire le tableau vivant ; ou enfin d’imaginer ce que ne montre pas un tableau (ce qu’il y a au bout d’un chemin, derrière un arbre – ou ce qu’évoque une représentation non figurative). Ces activités d’écriture d’invention, écriture créative, seront d’autant plus intéressantes qu’elles s’articuleront plus étroitement à l’analyse du tableau pour contribuer à en construire le sens : il est possible de demander aux élèves de commenter ou d’expliquer leur texte (pourquoi ils ont donné tel trait de caractère à tel personnage, pourquoi ils ont imaginé tel titre à un tableau non figuratif, pourquoi ils ont eu du mal à décrire tel objet), ce qui les amène comme par la force des choses à concevoir un discours prenant en compte les procédés plastiques. Autre pratique d’écriture intéressante : quand existe sur un tableau qu’on a étudié une ekphrasis d’auteur, on peut, avant de la faire lire aux élèves, leur faire écrire, collectivement ou individuellement, leur propre description (pour permettre la comparaison, la construction de la description, calquée sur celle de l’auteur, peut être imposée). L’objectif d’un tel dispositif est de permettre aux élèves de prendre conscience de la singularité des différentes réceptions, et de se poser de l’intérieur la question de la transposition des procédés plastiques par des procédés verbaux.
Quel que soit le dispositif didactique que le professeur retiendra, quelles que soit la ou les compétences dont il fera ses objectifs, quel que soit bien sûr le tableau de peinture qu’il montrera à ses élèves, l’essentiel est sans doute que nous sachions les rendre sensibles à la façon dont l’œuvre d’art fait sens et au travail des deux langages, plastique et verbal, chacun dans sa spécificité : que ce soit en les amenant, par l’écriture d’invention, à entrer dans le vaste dialogue des peintres et des littérateurs, aussi modestement qu’on voudra et peut-être en s’en amusant ; ou par l’écriture analytique, à s’essayer à la critique d’art tout en s’entraînant au commentaire littéraire. Ou encore en découvrant le musée de peinture comme un jeu de piste ou une chasse aux trésors. Ou en cherchant sur internet des indices pour résoudre une question iconographique, des reproductions à comparer, des détails d’un tableau. Ou aussi en reconstituant un tableau vivant, ou en faisant parler les personnages. Ou encore en fabriquant, en salle informatique, un diaporama à projeter à ses camarades pour un exposé. Ou en écrivant, sous forme de nouvelle, une visite singulière au musée… Les occasions de passer par la peinture en classe de français nous semblent aujourd’hui si nombreuses et si diverses que nous nous attarderions bien à notre détour en oubliant presque… de revenir au texte littéraire !
Marie-Sylvie Claude et Genevière Di Rosa, professeures de français au lycée de Thiais et formatrices à l’IUFM de Créteil.