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Du silence brisé aux dangereux raccourcis

FR3, journal télévisé du 15 février 2001. La présentatrice annonce la suite de l’enquête sur l’instituteur « présumé pédophile » de Cormeilles dans l’Eure. Et elle enchaîne : « Dans les années soixante-dix, déjà, ses méthodes d’enseignement avaient été critiquées par des parents d’élèves ». Moi qui croyais qu’il était poursuivi pour pédophilie ! Suit une interview d’un ancien parent de l’école de Piencourt où enseignait l’instituteur mis en examen : « Le programme de l’année n’était peut-être pas très bien suivi : on le voyait parfois se promener dans les chemins… ». Viennent enfin une série de témoignages d’anciens parents qui tout à coup se souviennent de « méthodes pédagogiques » contestables, sans qu’aucun d’entre eux, d’ailleurs, ne mentionne un défaut concernant les acquisitions en lecture de leur enfant dans cette classe de CP.

Voilà comment, en deux coups de micros et trois mouvements de caméra, on met à mal la présomption d’innocence en désignant à l’opinion publique, en plus des faits qui sont reprochés à l’enseignant, des fautes professionnelles pour lesquelles il n’est pas poursuivi et qui, elles, relèvent franchement de la rumeur…

Mais plus insidieux est l’amalgame entre pédophilie et pédagogie active. On a affaire à un pédophile, indéfendable, alors, par des raccourcis faciles et douteux on laisse se profiler l’idée que les sorties scolaires dans la nature sont le fait d’enseignants pédophiles et doivent être suspectées. Ce n’était pourtant sûrement pas la volonté du journaliste, et probablement pas celle des témoins : les effets des médias dépassent parfois la volonté de ceux qui les produisent…

Pourtant je suis de ceux qui pensent que l’on peut se réjouir de la large couverture de l’affaire de Cormeilles dans les médias. Parce qu’elle est révélatrice non pas d’un quelconque opprobre jeté sur la profession enseignante, mais bien de la mise à mal de cette « loi » du silence, reconnue aujourd’hui comme illégale. Comme le début d’une preuve que l’on commence à écouter la parole des enfants maltraités.

Pour le constater, il faut aller voir au-delà de Cormeilles. Depuis la circulaire de Ségolène Royal du 4 septembre 1997, rappelant aux enseignants l’obligation dans laquelle ils sont de signaler les cas dont ils sont saisis – et les peines qu’ils encourent en s’y soustrayant – ce sont près de cent dossiers d’enseignants qui sont instruits chaque année pour abus sexuels, alors qu’ils étaient très rares auparavant. Même si beaucoup sont classés sans suite, et c’est heureux, il y a bien là une preuve que le monde enseignant a décidé de ne pas, ou plus, se taire. Sans perdre de vue, non plus, que ce silence fut, en son temps, largement dédramatisé par certaines personnalités fort médiatiques qui brandissaient leur pédophilie en étendard littéraire. Aurait-on oublié Gabriel Matzneff ?

Et il n’y a pas que le monde enseignant qui balaye devant sa porte. La police, la gendarmerie et la justice se dotent de moyens pour faire aboutir leurs enquêtes. Il n’y a pas plus d’actes délictueux aujourd’hui qu’hier, il y a seulement moins de silence.

Certes, une parole qui se libère entraîne quelques effets pervers.

Certes, la Marche Blanche du 3 mars dernier avait quelque chose d’inquiétant : les bien-pensants de tous poils marchant, poussettes au poing, gamins en bandoulière, contre les méchants pédophiles…

Certes, il ne faudrait pas passer du règne de l’omerta à celui du soupçon, si l’on veut que les droits des enfants soient respectés, en premier lieu et en urgence, mais pas au détriment des droits de l’homme.

Ainsi, dans le village des Mées, au cœur des Alpes de Haute-Provence, Jean-Louis Garnier ne peut plus exercer son métier d’instituteur depuis près de quatre ans. Un geste, un seul, considéré comme ambigu, une doléance de parent, un signalement de l’inspection académique, le tout sur fond d’affaire Dutroux, et Jean-Louis écope de dix-huit mois avec sursis (pas vraiment une condamnation de vrai pédophile), et bien sûr d’une suspension de son poste. Rassemblés aux côtés des parents, les enseignants de son comité de soutien redoutent qu’on leur reproche de couvrir leur collègue, alors qu’ils sont convaincus que Jean-Louis a déjà payé trop cher, et ils demandent sa réintégration.

De Cormeilles aux Mées, mieux vaudrait aussi éviter les raccourcis.

Odile Chenevez, formatrice Clemi à l’IUFM d’Aix-Marseille.