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De réforme en réforme

La voie professionnelle est « mouvante », car elle évolue rapidement et profondément dans ses contenus et sa pédagogie, au fil de réformes d’autant plus radicales qu’elles focalisent moins l’attention que celles du collège et du lycée.

Les réformes successives avaient déjà tenté de faire dialoguer les disciplines. Le projet pluridisciplinaire à caractère professionnel (PPCP), conduit par deux professeurs, d’enseignement général et d’enseignement professionnel, autour d’un même projet, est introduit durant l’année 2000-2001 dans toutes les formations conduisant au brevet d’études professionnelles et au baccalauréat professionnel et reste en vigueur jusqu’à la réforme suivante.

En 2009, la rénovation de la voie professionnelle met en place les enseignements généraux liés à la spécialité (EGLS). Dévolus aux disciplines générales, ils font le lien entre celles-ci et le champ professionnel sans forcément induire une concertation et une interaction soutenues, car l’enseignant de matières générales, bivalent, peut participer à la professionnalisation des élèves en toute indépendance, au sein de sa discipline ou ses disciplines.

Ces deux intentions pédagogiques, une modalité pour le PPCP, et une finalité pour l’EGLS, soulignent le souci constant de faire du lien entre les enseignements au lycée professionnel.

UNE RÉVOLUTION ?

La nouveauté de la réforme de 2019 – dite de la transformation de la voie professionnelle – qui prévoit la co-intervention d’un professeur d’enseignement général et d’un professeur d’enseignement professionnel, réside dans l’inscription de cette co-intervention dans l’emploi du temps des élèves, avec une évaluation de ses effets sur les apprentissages disciplinaires. Certes, ce temps est pris sur les enseignements professionnels et généraux, mais il offre un vrai temps pour construire, animer et évaluer ensemble.

L’autre mesure novatrice de cette réforme concerne le chef-d’œuvre, que le Bulletin officiel n° 41 du 29 octobre 2020 définit comme une réalisation mettant en valeur les talents et les compétences acquis jusqu’à l’examen. Il concerne les élèves sous statut scolaire et les apprentis qui doivent être « capables d’articuler savoirs théoriques et généraux et mise en œuvre de pratiques professionnelles ». C’est une réalisation, matérielle ou immatérielle, collective ou non, qui s’inscrit dans une démarche de projet et revêt un caractère pluridisciplinaire, mobilisant l’enseignement professionnel et une ou plusieurs autres disciplines d’enseignement général1

Contrairement à la co-intervention, qui est une modalité d’enseignement et ne dit pas spontanément son objet, le chef-d’œuvre est davantage centré sur un objectif opérationnel qui ne dit pas selon quelles modalités il est enseigné.

Sur le modèle des compagnons charpentiers étudiés par l’anthropologue Nicolas Adell2, l’enjeu se situe dans la capacité à expliciter sa démarche, à poser une pensée sur l’œuvre, la dire et dire tout son cheminement. Il s’agit de présenter un travail préparatoire, de situer son travail dans une tradition et dans une culture auxquelles il appartient.

C’est enfin la capacité à se positionner soi-même, dans une orientation plus personnelle du propos. Il ne s’agit pas d’évaluer une production achevée, mais une démarche : non pas un objet, un produit fini ou une réalisation en soi, mais ce qui accompagne la mise en œuvre, ce qui met en marche, et induit la réflexion. Ce qui, sur le terrain, entraine aussi des frustrations pour les élèves : il est aussi gratifiant de pouvoir aller au bout des choses.

UNE CULTURE PROFESSIONNELLE

Les enseignements qui concourent à former un professionnel ont aussi d’autres intentions. Il faut lire Aziz Jellab pour comprendre le rapport que les élèves de lycée professionnel entretiennent avec le savoir. Sociologue spécialiste du lycée professionnel, il distingue les savoirs décontextualisés – l’enseignement général –, et l’enseignement pratique qui se prodigue dans le contexte du métier. Le rapprochement des disciplines permettrait-il de dépasser ce clivage ?

Un rapport au savoir qu’il nomme intégratif-évolutif est le signe d’une tension dépassée : l’élève est capable de tisser du lien entre les deux formes de savoirs et élabore un sens qui l’enrichit sur le plan de la formation professionnelle et en tant que personne : « Le rapport intégratif-évolutif aux savoirs se manifeste par la capacité qu’a l’élève à penser que la maitrise de compétences et de connaissances est aussi maitrise des relations sociales de pouvoir3. » L’élève gagne en autonomie de pensée et d’action, il construit ainsi sa place et son pouvoir d’agir dans la société. Ces deux types d’enseignement, co-intervention et chef-d’œuvre, pourraient participer de cette intégration des savoirs.

Qu’en disent les élèves ? Qu’en disent les enseignants ? Comment cela se construit-il dans la réalité des établissements ? Voilà qui mériterait une enquête sur le terrain !

APPRENDRE PLUS QU’UN MÉTIER 

À l’heure où l’on tricote les réformes les unes après les autres, sans en mesurer le sens ni les effets, où nos autorités visent à former les élèves pour les postes à pourvoir dans les secteurs en demande, nos institutions oublient qu’au lycée professionnel les jeunes s’intègrent aussi dans un collectif qu’ils n’ont pas toujours eu l’opportunité de trouver antérieurement, et qu’ils peuvent vivre le lycée professionnel comme un tremplin pour se diriger vers d’autres horizons.

Carine Perrin
Responsable formation pour l’enseignement technique et professionnel à l’Isfec Notre-Dame, Campus Oratoire, Caluire-et-Cuire (Rhône)

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Notes
  1. À compter de la rentrée 2021 le chef-d’œuvre deviendra projet. En effet si l’appellation était adaptée pour les filières industrielles, elle semblait tirée par les cheveux dans le tertiaire.
  2. Nicolas Adell, « Arts de faire, arts de vivre. Chefs-d’œuvre inconnus des compagnons du tour de France », Gradhiva n° 17, 2013, p. 118-143, https://doi.org/10.4000/gradhiva.2638.
  3. Aziz Jellab, « Le lycée professionnel et ses mutations à l’heure de la promotion de l’apprentissage et de la transformation de la voie professionnelle », Cahiers d’Éducation & Devenir n° 37, 2021, p. 5-26.