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Conduites à risques
La force d’une conceptualisation impose de la revisiter, de l’actualiser, de la prolonger inlassablement. Parmi les anthropologues qui ont cette exigeante rigueur, David Le Breton, depuis plus de dix ans maintenant, nous invite, régulièrement, à parcourir les territoires d’errances si actuelles : les prises de risque, chaque fois singulières, comme autant de tentatives de réenchanter l’existence individuelle. « Mon travail de recherche – écrivait-il récemment – me donne parfois le sentiment d’une toile dont chaque ouvrage est un fil, une avancée sur une ligne de crête qui inscrit sa nécessité avant qu’un autre ne la pousse un peu plus loin encore ».
À ce titre, Conduites à risque, qu’il vient de publier aux Presses Universitaires de France, prolonge deux travaux antérieurs Passions du risque (Métailié, 1991) et Sociologie du risque (Que Sais-Je ?, 1995), sans s’y substituer. Dans le premier, il analysait de manières inaugurale et parallèle, les activités à risque (notamment les sports de l’extrême) et les conduites à risque (tout particulièrement des jeunes générations) au regard de liens sociaux distendus. Dans le second, il proposait déjà, mais succinctement comme l’exige la collection, une étude du statut du risque dans les sociétés contemporaines.
La somme qu’il nous propose aujourd’hui va au-delà de la synthèse. En effet, on perçoit tout au long des pages l’ampleur des matériaux recueillis, depuis et inlassablement, par l’auteur. Ceux-ci sont principalement de deux ordres : les nombreux travaux d’autres chercheurs qui, depuis 1991, prouvent la puissance heuristique des passions du risque, et les nombreuses enquêtes que mène l’auteur, avec ses étudiants entre autres, depuis près d’une décennie également. Voilà pourquoi ce livre est avant tout d’une brûlante actualité.
Les conduites à risque, qu’il analyse ici comme des jeux symboliques avec la mort pour parvenir paradoxalement à une intensité de vivre, sont pour nombre de jeunes qui les pratiquent des tentatives souvent désespérées de remise au monde, des quêtes effrénées d’un sens à donner à leur être au monde. À ce titre, ces conduites prennent parfois la forme de rites très personnels de passage. Mais l’intimité décrite méconnaît la nécessaire reconnaissance sociale et traduit encore un peu plus les malaises de certaines adolescences. Rien à voir avec l’insolence des shows médiatiques où excellent certains sportifs de l’extrême. La reconnaissance sociale y est, là, exacerbée. Toutefois les uns comme les autres convoquent des signifiants majeurs, comme la mort, pour donner à l’épreuve personnelle une plus-value de sens.
Le lecteur peu familiarisé à cette anthropologie du risque découvrira les notions fondamentales notamment la naissance, dans le contexte socioculturel si particulier des années soixante-dix, des formes nouvelles de risques extrêmes pour exister, des jeux de mort au jeu de vivre. Il verra se déployer les mythologies de l’extrême, l’ordalie et les rites oraculaires, les rites personnels de passage des jeunes, etc.
Ceux qui ont déjà frayé ces chemins, avec ou sans l’auteur, s’apercevront que David Le Breton dessine aujourd’hui une plus vaste anthropologie des limites, et que celle-ci lui permet d’analyser aussi l’évolution sociologique des sociétés contemporaines, ce qu’il avait d’ailleurs commencé à entrevoir dans L’adieu au corps (Métailié, 1999).
Les travailleurs sociaux apprécieront particulièrement les dimensions psychologiques (tels les holding et containing) prises en compte par l’auteur et son intérêt vif pour les activités à risque dans le travail éducatif et social.
Dans une écriture qui est comme un souffle, David Le Breton, très proche en cela d’un Georges Bataille, nous permet d’avancer encore un peu plus dans la compréhension de ces quêtes de sens par le recours à l’excès, que certains reconnaissent dans les multiples visages de la postmodernité.
Thierry Goguel d’Allondans