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Vous avez dit : «Débat» ?

Il y a débat, et débat.

Jeudi dernier, le lendemain du dit « débat d’entre-deux tours », l’atelier de philosophie que j’anime depuis plusieurs années dans mon établissement se déroule comme d’habitude, pendant l’heure de midi. Ils sont une quinzaine qui viennent, toutes les semaines, volontaires acceptant de limiter leur temps de midi pour s’asseoir en rond dans ma salle pour pratiquer la DVDP. Cela veut dire : discussion à visée démocratique et philosophique. Il s’agit d’un outil patiemment mis au point par Michel Tozzi, entre autres personnes, et qui fait partie de la sphère plus large des débats philosophiques, des nouvelles pratiques philosophiques1. On s’assoit, on désigne un président, un reformulateur, et si on est nombreux, un secrétaire, des observateurs. Le dispositif est à la fois rigoureux et souple. Des cartels plastifiés rappellent les fonctions, ce à quoi elles correspondent.

Le président fait attention au respect des règles, distribue la parole par ordre d’inscription en priorité à ceux qui n’ont pas parlé, sollicite ceux qui ne disent rien pour qu’ils interviennent, s’ils le veulent. Il ne participe pas directement au débat, mais son rôle est fondamental : c’est lui qui fait parler !

Le reformulateur « redit avec ses mots ce qui vient d’être dit, à la demande de l’animateur. Il doit écouter et rester fidèle à la parole de ceux qui débattent  ». Il ne participe pas directement au débat ; il écoute la parole de l’autre et lui donne du sens ! Merveilleux dispositif.

Le cadre est strict, il est le garant de l’écoute de l’autre, de sa propre écoute, et de la qualité de la réflexion. L’animateur – en collège l’enseignant – doit faire attention à la circulation du sens ; il est attentif à ce que les participants restent concentrés sur le sujet et doit faire abstraction de son propre désir, de ses propres connaissances, de ses souvenirs : les connaissances émergent du discours régulé et réfléchi.

Jeudi dernier donc, le thème était « Les relations entre les sexes ». C’est notre deuxième séance sur le sujet. L’arrivée dans ma salle est toujours agréable ; je vois, au loin dans le long couloir, le groupe d’enfants à contre-jour, ombres mouvantes et joyeuses. Quand ils me voient arriver, souvent, ils se précipitent vers moi, me demandant l’une si elle peut être présidente, l’autre reformulateur, dans un brouhaha joyeux et de bon aloi ! Il faut d’abord tempérer leur enthousiasme, entrer, organiser le lieu, apaiser les corps tellement mobiles sur les chaises. Ils étaient une quinzaine, de la sixième à la troisième, ce jeudi lendemain du débat télévisé.

Ils veulent tous occuper les fonctions, ils veulent tous s’asseoir à côté de moi, et surtout, je crois, être établis dans un statut. La présidente est Manon, Robin est reformulateur, ils sont tous les deux en sixième.

On commence, Manon lit sa fiche fonction, Lucas la sienne, moi la mienne ; le silence s’est fait, déjà Manon reprend Mathis qui bouge encore : « On respecte la parole de l’autre ! ». Je suis au milieu d’eux, j’annonce le thème, je rappelle ce qu’on a dit la semaine précédente, et je m’arrête au milieu d’une phrase, désorienté. Pourtant, j’en ai fait des ateliers philosophie de toutes sortes : Tozzi, AGSAS… des dizaines, plus de cent certainement. Mais jeudi, j’ai éprouvé pour la première fois la puissance de ce qui se passait devant moi.
Et tout s’effondre.

Hier, certains d’entre eux ont assisté au spectacle affligeant, désastreux, du débat présidentiel. Comment leur dire ma honte d’adulte devant l’exemple épouvantable auquel ils ont peut être assistés ? Est-ce qu’ils en ont entendu parler ? Qu’est-ce qu’ils en pensent ? La pensée est ravageuse, et les mots lus sur les réseaux sociaux, hier, résonnent en moi : comment expliquer à nos élèves qu’un débat, ce n’est pas cela, que la démocratie, ce n’est pas cela ? Comment leur dire que la parole est fondamentale, qu’elle permet d’éviter la guerre, qu’elle permet de comprendre l’autre ?

Alors, j’interromps le débat, il n’a d’ailleurs pas vraiment commencé, et je leur dis mon admiration devant leur attitude, leur respect des règles, devant leur volonté farouche, depuis le début de l’année, de venir bénévolement sur leur temps du repas participer à un débat qui est toujours un modèle et qui illumine ma journée. Ils sont très surpris par mes mots d’adulte envers eux, des enfants, et certainement aussi par mon émotion. Je découvre d’abord qu’ils ont tous suivi en partie ou en entier ce débat indigne, sixièmes compris. Et tous ne désirent qu’une chose : « Monsieur, est-ce qu’on peut en parler du débat d’hier ? ». Je suis surpris de leur demande, je ne m’y attendais pas, et elle me met dans l’embarras. Je ne me sens pas le droit de les faire parler politique, de dévoiler un peu mes opinions. Rapidement, ils me diront qu’ils les connaissent, qu’ils ne sont pas naïfs, ma façon de faire cours, de m’adresser à eux, les ateliers de philosophie, les conseils d’élèves…

Alors, j’ai proposé de changer le thème de notre DVDP du jour et qu’on débatte… du débat : qu’est-ce que c’est qu’un débat ? Leur réflexion a été intense, Manon et Robin ont tenu leur rôle comme jamais. Ça n’a pas été très long, les trois quarts d’heure prévus étaient bien entamés. Sean demanda la parole : « Hier, ce n’était pas un débat ». Il fit silence, réfléchit. « Hier, c’était une dispute contrôlée ! ». J’ai eu envie de lui dire qu’on était au-delà de la dispute, que le fascisme qui s’est révélé à nouveau est un combat, une guerre. J’ai souri, et ils ont continué à parler sur ses mots. Ils ont cherché des mots, ils ont cherché du sens. Ils ont, à nouveau, été juste étonnants, affichant des différences qui les faisaient grandir, qui les faisaient réfléchir.

Encore une fois, j’ai éprouvé cette citation que j’aime tant de Freud : « Il fait moins noir quand quelqu’un parle. »

Heureusement, ils étaient là ; jeudi dernier, ce sont eux qui ont éclairé ma journée.

Jean-Charles Léon
Professeur de musique en collège


Pour aller plus loin :

Quand les élèves philosophent Par Michel Tozzi
La morale, ça se discute Recension du livre de Michel Tozzi chez Albin Michel.
Civiliser notre violence Par Michel Tozzi