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Voix de quartier, identités plurielles

L’école est un lieu où se joue de transmission d’un savoir commun et de construction d’une culture commune. Mais c’est aussi le lieu et un temps où il est question de singularité, d’identité, et d’une appropriation individuelle des savoirs. L’enseignement de l’histoire et de la géographie, ou encore des arts plastiques est particulièrement sensible à ce continuum, proposant de circonscrire une culture commune, donnant des repères que tous peuvent s’approprier. Mais la distance du temps et dans l’espace peut aussi conduire à un sentiment d’étrangeté, d’incongruité du savoir académique par rapport au monde vécu et perçu. On court alors le risque non pas d’une mise à distance nécessaire à la compréhension du monde, mais de l’éloignement, qui ne permet pas de mieux y voir, mais de ne pas regarder, pour ne plus comprendre[[Victor Segalen, Essai sur l’exotisme. Une esthétique du divers, Paris – Fata Morgana, 1978. Martine Abdallah-Pretceille, L’éducation interculturelle, Paris, PUF, Collection « Que sais-je ? », 1999.]].
Un des enjeux du projet « Mémoire de quartier » portait bien sur la transmission : transmission d’un mémoire, celle d’un quartier défavorisé de l’agglomération troyenne[[Le quartier Chantereigne de La Chapelle-Saint-Luc, dans la banlieue de Troyes.]], transmission d’un savoir sur un espace, qui s’inscrit aussi dans une histoire ou des histoires, celle des grands ensembles, de l’immigration. Il s’agit bien d’explorer un quartier façonné par l’héritage, tout en lui donnant un sens dont l’évidence est moins perceptible aujourd’hui.
Il nous appartenait donc de prendre la mesure du quartier, des traces plus ou moins visibles du passé, du sens de son histoire, de celle que nous sommes en train d’écrire aussi. De ce point de vue, scruter la mémoire des lieux, d’écouter la somme des histoires personnelles, sont des moyens de faire se rencontrer le singulier, le particulier et l’universel : raconter son histoire, le vécu de soi dans un espace et une temporalité relève indéniablement de l’intime, du dissimulé, de l’indicible, mais toujours dans un contexte qui fait sens. En définitive, cet espace repose essentiellement sur des représentations, forcément subjectives, dépendantes d’une histoire personnelle, dans un espace vécu qui l’est tout autant. Et les histoires et les mémoires se croisent, s’entrechoquent et se contredisent, mais se sont précisément ces moments qui font sens. Et lorsqu’on travaille sur sa/la ville, on entre qu’on le veuille ou non dans un espace intime, une propre manière de le voir, de le vivre et le percevoir[[Thierry Paquot, « Entretien », Diversité n°155, Où vas-tu à l’école ? Du lien aux lieux, décembre 2008.]].
Pour le savoir, il fallait donc que chacun puisse prendre la parole et ait l’occasion de développer sa propre vision des choses, en toute subjectivité. Mais cette subjectivité, pour ne pas parler d’affectivité, entrait d’une certaine manière en concurrence avec le travail scolaire, avec des apprentissages à solliciter, des savoirs à transmettre, bref brouiller les pistes.
Il fallait trouver un biais, permettant la rencontre entre les savoirs du quartier, sur le quartier, et les savoirs sur la ville, les villes par leur architecture, leur urbanisme, etc. Mais concrètement, rien n’est plus compliqué que de concilier les deux. Faut-il partir de la ville, comme objet abstrait d’enseignement ? Faut-il partir de son quartier comme lieu perçu et vécu des élèves ? Peut-on séparer l’un et l’autre, singulier et universel se répondant sans cesse ?

L’espace et le temps

Au final, nous avons privilégié deux axes d’études : l’espace et la mémoire. Ces deux axes n’ont pas été abordés successivement, mais parallèlement par les élèves, avec un groupe « images de quartier » et un groupe « sons de quartier ». L’intention n’était pas de les séparer définitivement dans deux sous projets, mais de permettre à chacun de se lancer le plus dans un domaine et de croiser ensuite les démarches, les apports, les ressentis. Si bien qu’un troisième groupe d’élèves venait en « observation » pour capter ce qui se disait, se jouait dans l’idée dans tirer des écritures littéraires de type slam.
Pour le premier, il nous paraissait indispensable de planter le décor, de mettre du sens dans ce paysage urbain, tout à la fois familier et inconnu. Les élèves ont parcouru le quartier, appareil photo en main, regardaient ces paysages avant de les décrire et les analyser. Avec l’aide d’un architecte, ils ont eu l’occasion de photographier dans leur quartier ce qui se retrouve dans d’autres quartiers, dans d’autres villes, mais aussi de fabriquer des maquettes, prenant la mesure des contraintes qui s’imposent lorsqu’on imagine et dessine des formes et des volumes comme de la part déterminante qu’on doit laisser à la liberté du geste créatif. Les deux sont évidemment conciliables, laissant penser qu’on a toujours une prise sur le réel qui n’est façonné que par ceux qui y participent.
Le second axe portait sur la mémoire, la transmission de cette histoire commune à travers les voix du quartier. Grâce à l’appui de Myriame, membre d’une association du quartier, le groupe « son » a pu rencontrer un certain nombre de témoins de l’histoire du lieu, de l’agriculteur ayant vendu les champs sur lesquels ont été construit les immeubles, d’anciens enseignants du collège et anciens habitants du quartier, en passant par un ancien ouvrier du bâtiment d’origine algérienne ayant participé à la construction de ce qui était alors une ZUP.
On a très vite rencontré les limites de ce projet. Les témoins ont des choses à dire, à transmettre. Ils partagent une même fierté du quartier. Mais ils n’y vivent plus depuis des années et racontent leur vision de l’histoire, celle d’un quartier qui n’existe plus, que les élèves ne connaissent pas : ils pourraient parler d’un quartier d’une autre ville, qu’en définitive cela ne changerait pas grand-chose ; les élèves avaient du mal à s’y retrouver.
À trop raconter le passé, à le montrer sous un jour forcément favorable, on finit aussi implicitement par dévaloriser le présent. La distance ici permet d’évaluer le temps présent, manière parfois de regretter le temps jadis d’un âge d’or révolu. Âge d’or que les élèves n’ont bien évidemment pas connu. Et, à rebours, les élèves nous font bien comprendre qu’à travers ces personnes, c’est eux qu’on juge, comme jeune d’un quartier sensible stigmatisé. Et si la parole de l’adulte détient une part de promesse de réhabilitation, de revalorisation, cette promesse ne fut pas toujours tenue.

Des liens aux lieux

Ce qui est en jeu est bien l’identité de soi dans l’image du quartier. D’ailleurs les lieux de mémoire, pour reprendre les termes du travail de Pierre Nora, sont-ils les mêmes pour tous ? Si on s’attache à observer les liens aux lieux, on devrait interroger les choix de chacun : si Myriame nous emmène dans tel endroit, rencontrer telle personne, et pas ailleurs, c’est que nous parcourons son itinéraire identitaire du quartier – et non pas celui en construction des élèves.
Et si nous écoutions ces jeunes, que nous diraient-ils sur leur propre quartier, sur leur propre historicité dans cet espace ? Il y aurait des lieux, mais très probablement plus encore des liens, des points de rencontre, des nœuds de socialisation. Autant d’occasion et de lieux sans valeurs particulières, mais qui ont un sens, ou tout du moins une utilité.
Partageons-nous, nous adultes, nous enseignants, ces mêmes lieux ? Leur accordons-nous la même valeur, le même sens, la même utilité ? Si les élèves nous emmènent au centre commercial, lieu où ils passent tant de temps, comment les adultes peuvent-ils se réapproprier ces lieux, les intègrent-ils dans le projet et leur donner une valeur symbolique ? Sommes-nous dans un « à-côté » ou dans un « lieu légitime » ? Y a-t-il des lieux nobles, dignes d’intérêt et de sens, et d’autres indignes aux yeux de la norme académique et scolaire ? Ces parcours sont au centre des questions soulevées par ce projet.
De ce point de vue, l’appartenance identitaire est à questionner. Les élèves ne s’identifient pas si facilement que cela à La Chapelle-Saint-Luc, au quartier. Et s’ils le font, c’est à des moments précis, selon le contexte et leurs interlocuteurs. À l’extérieur du quartier, on peut dire que l’on est « de la Chapelle » du « 10 600 » ; mais on peut aussi le taire. À l’intérieur du quartier, on peut être de « Dallas » ou de « Chicago », nuance que les personnes extérieures peuvent ne pas percevoir et connaitre. Il n’y a pas à proprement parler de « patriotisme de quartier ». Ce n’est pas une identité affirmée, revendiquée, permanente – ce qui d’une certaine façon et paradoxalement peut décevoir les adultes et enseignants que nous sommes. Identités visibles, identités invisibles. Identités perçues, identités cachées.
Les élèves parcourent, avec leurs yeux d’adolescents, un quartier qu’ils regardent avec incrédulité, naïveté et justesse à la fois. Parfois avec détestation, parfois avec une fausse indifférence. Mais la mise à distance, les références externes ne sont pas à l’œuvre, ou alors avec des références qui ne sont pas partagées avec nous adultes. Et c’est bien ce malentendu qu’il faut lever si on veut que la rencontre ait lieu.

Francis Bianic
Professeur d’arts plastiques du collège Pierre Brossolette, La Chapelle-Saint-Luc
Régis Guyon
Professeur d’histoire-géographie, formateur au Casnav de Reims
Julien Rocipon
Association Le Son des Choses