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Vive la controverse !

« Donnez-moi de bonnes raisons de penser ce que vous pensez » (Bertrand Russell)

Aurélie Guillaume et Jean-Michel Zakhartchouk, les deux coordinateurs du dossier l’avaient souligné dans l’avant propos de la revue : « il faut bien toutes les ressources de la pédagogie active pour affronter les redoutables problèmes de la légitimité des instances de savoirs face aux représentations des élèves, ancrées parfois dans une profondeur familiale ou sociale. Car après l’étape de déstabilisation, il s’agit de ne pas engendrer de scepticisme généralisé, mais de proposer des points d’appui qui résistent au doute. Un apprentissage qui doit commencer très tôt, dès la maternelle, et n’est jamais achevé ».

Après une introduction d’Aurélie Guillaume, la centaine de participants se répartissait en cinq ateliers centrés chacun sur une dominante en lien avec l’esprit critique : esprit scientifique, disciplines scolaires, désinformation, autorité, débat philosophique.

La table ronde

Delphine Dechance, professeure de français, co-auteur de l’article « Des collégiens de REP sur le chemin de l’info » (écrit avec un journaliste pour le dossier 550) souligne qu’en menant avec une classe de 5e un projet de webradio il lui a fallu très vite faire face à la question du vrai et du faux dans la recherche et l’utilisation d’informations. C’est à l’occasion de l’implication des élèves dans la création d’un podcast que ceux-ci ont été mis en situation de chercher les sources, de vérifier, étapes nécessaires dans la formation de l’esprit critique.

Véronique Delille, formatrice membre de l’Association française pour l’information scientifique, interroge : « Pourquoi des croyances étranges se diffusent-elles autant dans les médias ? » Elle alerte : les publics d’enseignants sont placés assez haut dans ces échelles de croyance. C’est que le travail de repérage entre foi, valeurs, opinions, connaissances est toujours un travail difficile. Et elle encourage à prendre en compte la diversité des approches scientifiques plutôt qu’à parler de « la » science.

Elsie Russier, formatrice au CLEMI, co-auteur de l’article « Des lycéens participent à Wikipédia », insiste quant à elle sur le fait que l’esprit critique est un idéal à atteindre tout au long de la vie. L’EMI est un des moyens d’y contribuer. Nous avons en permanence à repérer nos propres préjugés, à apprécier la valeur de notre jugement – y compris sur l’information. La formation des élèves suppose aussi la formation des enseignants sur ces questions. On gagne souvent à sortir d’une réflexion binaire vrai ou faux et à aller plutôt du côté d’un état des lieux des controverses.

Pour Michel Tozzi, membre de la rédaction des Cahiers pédagogiques, la discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP) dont il est promoteur, est un des moyens de former l’esprit critique : il s’agit d’accompagner les élèves à penser par eux-mêmes. Un moyen qui passe par le développement d’un processus de pensée : problématiser, conceptualiser et argumenter. Une pratique régulière de la DVDP développe des bénéfices secondaires : l’estime de soi, le transfert du questionnement dans d’autres disciplines, une plus grande cohésion dans la classe et donc une prévention de la violence.

Discussion 

Jean-Michel Zakhartchouk relaie ensuite auprès des intervenants de la table ronde les questions émanant des ateliers.

De ce temps d’échanges consistant on choisira de retenir quelques éclairages utiles tant pour la formation des élèves que pour les enseignants qui les ont en charge.
Tous s’accordent pour rappeler que former l’esprit critique prend du temps, que c’est une démarche exigeante, qui sera d’autant plus efficace qu’un collectif la prendra en charge en ne se contentant pas seulement de réserver une heure dans l’emploi du temps et donnera aux élèves des outils. Il faut accepter aussi la remise en cause permanente : rien n’est jamais définitivement acquis.

Se préoccuper de former l’esprit critique conduit à s’interroger sur le statut de la vérité scientifique. Face aux constats des élèves : « C’est mon opinion », « ça change tout le temps comment faire confiance à quelque chose qui change tout le temps ? », comment faire comprendre que ce qui est évolutif n’est pas forcément arbitraire ?
Quelques pistes sont évoquées comme ressources possibles pour tenter de dépasser ces difficultés :

  • Si on définit la science comme la somme des connaissances à un moment T, la démarche scientifique est une démarche intellectuelle contraignante qui doit toujours contrôler les biais qui peuvent la contrarier. L’autocorrection des biais peut se faire par la confrontation et le croisement des points de vue.
  • « Une étude ne fait pas le printemps » : les medias ont tendance à faire le buzz à partir d’études dites « scientifiques » dont les résultats ne sont pas toujours validés par la communauté scientifique au niveau international. Ne pas confondre échos médiatiques et états des lieux de la recherche.
  • On assiste sans doute à un changement de paradigme qui invite à être tout aussi attentifs à la démarche plutôt qu’aux résultats. Il s’agit de rechercher de qui est fiable plutôt que ce qui est vrai, d’évaluer plutôt que de vérifier, de renoncer à l’objectivité de l’information et plutôt rechercher « Qui me parle de quoi ? dans quel contexte ? avec quelle intention réelle ? (en restant critique sur l’interprétation de l’intention) ».

Parmi les outils possibles une mention spéciale pour « la cartographie des controverses »ST]] qui fait sortir de la logique binaire vrai ou faux en centrant la recherche sur l’état des lieux de ce qui fait controverse. Une autre démarche intéressante : celle de Wikipédia qui vise la « neutralité de point de vue » et encourage à sourcer ses informations.

C’est en produisant quelque chose que les élèves découvrent les mécanismes de l’information : en faisant avec un journaliste une conférence de rédaction avant de réaliser un podcast – comme l’ont fait les élèves de Delphine Dechance, ils apprennent à s’écouter et à prendre en compte les différents points de vue pour construire leur réflexion.

Véronique Delille invite aussi à ne pas oublier le « principe de charité » hérité de la linguistique : chacun a sans doute de bonnes raisons de croire ce qu’il croit et de penser ce qu’il pense. Plutôt que le disqualifier à priori il est plus fécond de semer le doute pour faire en sorte que le travail critique ne soit pas administré de l’extérieur mais devienne le fait de la personne elle-même, bousculée dans ses croyances. Aux arguments et aux preuves s’ajoutent des questions de posture : qu’est ce qui va rendre la discussion possible ? Une attitude attentive et critique est sans doute plus efficace qu’une remise en cause brutale.

La parole est à la salle 

Le dernier temps offre à la salle la possibilité d’intervenir. Une occasion d’aborder la question de l’engagement militant : est-il compatible avec la distance critique ? le doute ? Si tout acteur a des raisons de penser ce qu’il pense, ce ne sont pas forcément et toujours les bonnes raisons. La militance a du mal à ne pas s’enfermer dans un monde manichéen. Elle peut perdre de vue la logique des autres acteurs, se contenter d’une analyse tronquée de la réalité. Une participante témoigne de l’intérêt de s’engager à des places différentes : « en tant qu’enseignante j’ai toujours refusé de devenir chef d’établissement parce que j’ai voulu préserver ma possibilité de contester. Je suis devenue présidente d’une association et employeur : ça fait bouger ! »

Si l’engagement peut inhiber l’esprit critique, inversement le désir de vérité peut conduire à une position de retrait : comment s’appuyer sur les collectifs qui pratiquent dissensus et controverses et représentent ainsi des garde-fous contre les positions sectaires et dogmatiques ? Jusqu’où où peut-on aller dans un doute fécond qui n’est pas celui de l’hypercriticisme où on doute de tout … sauf de son doute ?

Rendons publics nos débats, exposons-les au regard critique qui régule, appuyons-nous sur l’engagement collectif pour éclairer nos engagements individuels

Nicole Priou