Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Vieilles pies ?

Je suis très fière d’avoir la possibilité de m’exprimer ici, c’est un formidable privilège.

La parole pour un enseignant, c’est le sel de la vie. C’est d’ailleurs pour cela que c’est si pénible de se retrouver dans un groupe d’enseignants quand on ne l’est pas soi-même.
Ou bien quand on en est un, mais qu’on rêve de silence.
Ça m’est arrivé une fois, quelque part dans le massif du Queyras où j’avais été trainer mes godillots. Levée à 5 h, en route à 6…. Huit heures de marche. La récompense de la découverte de ce lac d’altitude tout près, au pied du col. Le silence de la nature préservée. Et paf ! L’horreur. Juste de l’autre côté du lac, mais audibles comme si j’avais été assise avec eux, un groupe de profs qui parlaient boulot. Comme en salle des profs.
« Bavards comme de vieilles pies », aurait dit ma grand-mère qui n’était pas une sainte et qui connaissait des expressions gratinées. Oui, ils sont bavards, les enseignants. Vous les avez vus à la réunion de pré-rentrée ? Pendant que les deux premiers rangs (celui des retardataires) font semblant d’écouter (bien obligés, le chef les regarde), que le collègue de techno admire le bronzage de la nouvelle collègue d’anglais, le gros de l’équipe se raconte ses vacances. Ou des histoires de Toto. Ou n’importe quoi qui les empêche d’écouter ce qui se dit. Parce que s’il y a bien quelque chose qui les ennuie, c’est quand quelqu’un parle et que ce n’est pas eux.

Je ne sais pas à quoi c’est dû.

Peut-être en partie à cette obligation qu’ils ont, 15, 18, 27, 36 heures par semaine (rayez les mentions inutiles et ajoutez-y les heures sup’), de policer leur parole devant les élèves. D’ailleurs, pendant ces heures-là, il ne s’agit même pas de leur parole à eux : ils sont les porte-mots d’une institution. Des mots qu’il leur a fallu domestiquer avant de les transmettre tout en se cramponnant à leur liberté pédagogique, bouée de sauvetage dans cet océan de paroles. Parfois cette parole institutionnelle passe mal. Mal assaisonnée ou pas assez appétissante, on ne parvient pas à la digérer. Certains s’en plaignent, d’autres préfèrent se taire. Un enseignant qui ne parle pas est un enseignant qui va mal.

C’est peut-être du côté de la parole qu’il faut voir l’origine de nombreux conflits entre les élèves et leurs profs. Une histoire de prise de parole qui se fait mal. D’un côté, un enseignant qui doit parler (parce que c’est sa vie et parce que c’est comme ça qu’on a toujours fait la classe) et de l’autre, un jeune qui découvre le pouvoir des mots et qui voudrait pouvoir en profiter.

Ils sont tellement rares dans un établissement les moments où la parole de l’élève est normale, simple, attendue. Il y a la cour (loin de la salle des profs !), la cantine (« Qu’est-ce que c’est bruyant ! »), le CDI (seulement quand c’est jugé nécessaire par le prof et à voix très basse)… et les salles de classe où l’on doit la demander, éventuellement la recevoir, mais jamais la prendre parce que ce serait du vol, un délit passible de sanctions (à géométrie variable selon les enseignants).

Il y a bien sûr des lieux réservés à la parole : l’infirmerie, le bureau de la co-psy. Là au contraire, il « faut » parler. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si les élèves y sont tout le temps fourrés, à l’infirmerie. Quand il y en a une. Avec du personnel dedans. Et pas seulement le jeudi entre 9 h et 12 h « parce que les autres jours, je suis dans un autre bahut ».

Le lieu central de l’école, c’est la classe. C’est là surtout qu’il faudrait libérer la parole.

Mila Saint Anne
milasaintanne.wordpress.com