Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Vers une société des agendas, une mutation des temporalités

Les travaux de Jean-Pierre Boutinet sont trop peu connus. Il arrive souvent que les plus fervents défenseurs du projet ne connaissent pas ses contributions à une approche anthropologique de cet attribut de la post-modernité. Combien d’entre nous s’inscrivent dans la pédagogie du projet avec un bagage bien trop léger dans une matière qui requiert une culture philosophique donc critique mais aussi linguistique et technologique ? Il récidive en analysant avec le même talent multidisciplinaire la mutation des temporalités qu’il étudie à travers cet objet si familier qu’est l’agenda. L’exergue emprunté à Claude Simonnet le rappelle : « Le projet est notre agenda ». De fait, sans jamais rappeler l’étymologie qui nous renvoie à ce que nous avons à faire, l’auteur de L’immaturité de la vie adulte prend ce nouveau bâton de pèlerin pour nous entraîner de la Renaissance à nos jours et nous faire voyager sur les terres inconnues du projet puisque le terme apparaît dès la page 8 et clôt l’avant-dernière ligne de l’ouvrage.
Le projet dans les mutations post-modernes que l’auteur fait remonter aux années soixante-dix n’est plus un simple outil de travail permettant à l’homme de façonner le monde et de s’inscrire dans une culture d’atteinte d’objectifs. Ce passage d’une logique de l’action à une logique des transformations (p. 14) prend sens si nous observons quelques signes d’agitation pédagogique comme l’abandon des parcours diversifiés pour les itinéraires de découverte. La métamorphose perpétuelle est illustrée par les incessants renouvellements que symbolisent les sites Web en constante réactualisation. Nous avons à changer nos modèles temporels et culturels pour passer d’une première représentation ternaire où le passé n’est plus et où le futur va advenir à une construction nouvelle qui hypertrophie le présent au point de lui faire incorporer le passé, par la mémoire, et le futur, par l’anticipation. D’abord libérateur, le mouvement d’anticipation et de projet a fait long feu. Ce qui devait émanciper l’humanité l’enferme dans la répétition et l’échec. L’entrée dans post-modernité entraîne désenchantement ou désespoir et une deuxième régression a clos le vingtième siècle : après avoir assisté (voire participé ou contribué ?) à celle de la personne à l’acteur, nous assistons au triomphe de l’individu qui ne peut plus faire société dans un monde réorganisé autour de chacun, mais d’un chacun isolé et abandonné à lui-même. D’où l’invention de l’accompagnement. Pour nourrir les anorexiques du projet, il devient indispensable de trouver des méthodes, de préférence biographiques, qui aident le postulant dans sa quête identitaire si longtemps négligée et aujourd’hui valorisée. Actuellement, les individus se trouvent acculés à un choix dramatique entre la dépression et le cynisme selon qu’ils prennent sur eux pour la gestion de leur immobilisme ou qu’ils font reposer sur les autres la responsabilité de ce qui leur arrive. C’est en surdimensionnant la mémoire que l’on essaie de combattre la crise de l’histoire et pour Jean-Pierre Boutinet : « L’institution-école, avec les enseignements qu’elle dispense ne saurait être promotionnelle et émancipatrice pour les élèves qui doivent compenser ce déficit de transmission par des stratégies d’apprentissage appropriées. » (p. 114)
Dans le monde scolaire, la conséquence de cette incapacité à transmettre se retrouve dans la pédagogie de projet où l’important est plus de se mettre en projet que de réaliser un projet : « La pédagogie de projet sera alors considérée comme l’outil opportun pour aider les jeunes à se réapproprier la situation éducative. Les théoriciens pragmatistes insistent sur le fait qu’à travers une pédagogie de projet qui se veut pédagogie de l’action, pédagogie des chantiers choisis et réalisés par les élèves, ces derniers vont développer des mécanismes subtils d’adaptation en se confrontant à la réalité momentanée, mécanismes qu’ils pourront facilement par la suite transférer dans un contexte tout différent, mais qui leur est encore inconnu aujourd’hui. » (p. 129) Il est assez paradoxal de voir les principaux acteurs de l’école nouvelle classés dans une catégorie de pédagogues enfermés dans le présent. Car le propre du projet pédagogique n’est-il justement pas de se présenter comme une ruse, un stratagème pour amener l’enfant dénué de rapport au temps vers ce rapport au futur et au passé au lieu de supposer, à l’instar de l’école traditionnelle, qu’il faut le lui imposer ? Peu importe la remarque, puisque c’est à titre illustratif que cette affaire est convoquée.
Bien plus intéressante et féconde se révèle la classification entre projets attestataires et contestataires ! La vigilance de l’auteur lui permet de stigmatiser la dérive de l’obligation de projet signifiée à la personne et aux groupes en précarité et « il ne s’agit pas par un projet d’augmenter une capacité à être autonome [mais] […] de faire accepter à son porteur l’inconfort de sa situation, le cas échéant la nécessité de devoir porter le projet d’autrui, son commanditaire » (p. 134). Voilà comment un instrument de progrès finit au service d’une oppression plus subtile et plus efficace que la hiérarchie sociale antérieure. Ce renversement paradigmatique constitue l’essentiel de cette contribution : censé réconcilier personne et société, le projet finit par s’écarter symboliquement entre un management par projet triomphant et un projet individualisé de précarité (p. 137).
Quand le temps chronométré (chronos) écrase le temps opportunité (chaïros), de nouvelles oppressions se font jour : la première disqualifie les gens de métier auxquels les projecteurs imposent de nouveaux éclairages, le principal étant le passage du calendrier à l’agenda « nouveau synchroniseur de nos temporalités » (p. 151). Intégrant les fonctions de calendrier et d’horloge, il prend valeur d’engagement personnel et social dans une activité qui déborde inéluctablement le cadre prévu. Dans sa version électronique, « le présent envahit définitivement le champ de l’avenir » (p. 166).
Les derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés aux conséquences de cette mutation en termes de domination des personnes par cet envahissement accepté, voire recherché puisqu’il est significatif d’un emploi, l’essentiel étant de ne pas être un « inactif inoccupé », du présent par le futur. Ainsi, l’alternance naguère réservée à une frange marginale de la formation devient sans discussion ni examen critique la nouvelle référence destinée à marier formation et insertion. Mais à quelles conditions cette organisation temporelle sera-t-elle formatrice, voire libératrice ? Autre figure post-moderne, la mobilité – horizontale – remplace l’ascension sociale autrefois réalisée sur deux ou trois générations. Une des injonctions les plus constantes consiste à encourager la mobilité spatiale pour faire entrer dans le monde du travail. « Nous serions ainsi passés avec la mutation culturelle que nous vivons d’une spatialisation du temps à une temporalisation de l’espace. » (p. 201)
À la maîtrise du temps succède une trilogie du « faire avec » qui s’appelle immédiateté, urgence et innovation. Les services et les aides d’urgence s’encombrent de celles et ceux qui n’ont pas su ou voulu traiter par l’innovation les transitions inéluctables et imprévisibles. Sans illusion sur cette dégradation de l’invention au quotidien, Jean-Pierre Boutinet souligne qu’elle se fait « en gardant un silence pudique sur le caractère bientôt obsolète de telles réalisations vouées à ne durer qu’un jour, le temps d’une éphéméride » (p. 223).
On l’aura compris, cet ouvrage bouscule les convictions des tenants de l’éducation nouvelle et inquiète le citoyen. La pédagogie de projet ne sort pas indemne de l’analyse critique. « La plupart de nos vacations sont farcesques », affirmait Montaigne, l’auteur n’est pas loin de lui emboîter le pas. Toutefois, la lucidité que supposent l’écriture et la lecture d’un tel ouvrage possède l’indéniable avantage de nous inciter à un « impératif travail de reconstruction culturelle » (p. 237), horizon de travail de notre société mais aussi de notre système d’éducation et de formation. Comment éviter le piège tendu de l’exclusion par le projet instrumentalisé et réussir une éducation dans laquelle les personnes et la société agissent librement en dépit de la « mutation des temporalités » ?

Richard Étienne