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Une expression neutre

« Les grands savants n’ont plus guère à s’occuper de l’instruction des jeunes masses, du fait de la claire séparation entre la transmission et la constitution du savoir. »

Julie Roux, Inévitablement (après l’école), La Fabrique (2007).

Cette année, nous pratiquons des « nouveaux programmes » en 6e. En français, en histoire géographie éducation civique, en technologie… Quand vous lirez ces lignes, vous serez, je serai, en train de chercher, en marchant, en « faisant cours », quelle matérialité, quelle réalité on peut leur insuffler.

Qu’y a-t-il d’exceptionnel à cela ? Pour les nouveaux comme pour les précédents, un programme est un texte créé par des chercheurs qui pensent la globalité du travail. Les gens sur le terrain, eux, garants de la lettre, en feront vivre l’esprit.
Alors qu’est-ce qui me tracasse lorsque, aux dires de l’inspection, les nouveaux programmes ont l’immense avantage « de ne commettre aucune erreur » ?

Ce qu’il y a de particulier pour ces nouveaux programmes 2009, c’est qu’ils ne sont pas signés.

Tout « nouveau » programme prend la suite du précédent. Il réagit à un passé, à une antériorité. Les personnes qui l’ont créé ont fait des choix. Puis, ils ont apposé leurs noms au bas de ces partis pris affirmés ou infirmés. Les programmes de français de 1999, hautement décriés, étaient portés par un nom (M. Alain Viala), et par un groupe de personnes sous son autorité[[ http://www.education.gouv.fr/botexte/bo990715/MENE9901464K.htm ]]. Nos nouveaux programmes, eux, ne sont portés par personne. Pas de femmes ni d’hommes. Donc aucune altérité possible.

Sans doute ainsi ne font-ils pas d’erreur. Errare humanum est pourtant…

On me répondra : mais les rectificatifs apportés sont de simples remarques objectives et raisonnables ! Quelle inconscience de les contester… Les nouveaux programmes fixent les nouvelles priorités, les priorités d’actualité. Ces programmes en prennent acte, et ce serait tout.

Mon inquiétude se précise : notamment en français, elle est visible. L’enseignement du français est un lieu d’expression et de dialogue. L’apparente neutralité des nouveaux programmes le contredit. Sans s’en rendre compte, ou sans en tenir compte, nous sommes un peu plus désincarnés ; protégés derrière des textes rationnels et objectifs, mais aussi anonymes et désubjectivés.

Nommer les êtres humains qui ont travaillé à et porté un projet, c’est assumer la responsabilité d’une prise de parole. Ne pas le faire, c’est ni plus ni moins gommer la dimension d’auteur. Doucement, on renforce une impression quotidienne : notre métamorphose en gardiens sacralisés de la République. Mobilier républicain renfermant une raison inexpressive et régularisatrice, nous sommes cette armoire. Ce tableau, ce bureau, cette chaise… On ne se demande plus pourquoi, au fond, nous sommes de cette couleur, de cette forme… Après, allez demander aux élèves d’entrer dans l’expression écrite pour rencontrer leur subjectivité, au lieu de la laisser exploser dans les pulsions violentes et/ou physiques ?

Cette éclipse de l’expression rencontre un écho inattendu. Sur les affiches des machines Photomaton, on nous demande désormais : « Regard et expression : le sujet doit fixer l’objectif. Il doit adopter une expression neutre et avoir la bouche fermée[[ http://www.prefecture-police-paris.interieur.gouv.fr/demarches/passeport_elec/caracteristik_photos.pdf ]]. »