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Une école pour la modernité – Le collège lycée expérimental d’Hérouville-Saint-Clair

La grande affaire du Collège Lycée expérimental d’Hérouville-Saint-Clair a été de « grandir », c’est-à-dire de passer de la taille d’une structure expérimentale légère à celle d’un établissement scolaire standard parce que « grandir » c’était « être reconnu ». Contrairement au « Lycée expérimental de Saint-Nazaire », le CLE a en effet toujours fait le choix de ne pas s’adresser prioritairement aux exclus de l’école afin de proposer une organisation, des dispositifs et des méthodes, inspirés du mouvement de « l’école nouvelle », qui permettent de s’attaquer à l’échec généré par le système scolaire lui-même.
Il s’agissait donc non seulement de ne pas innover dans la marge mais de prouver que les solutions mises en œuvre au CLE valaient pour toute école.
La difficulté a alors été, pour l’équipe, de stabiliser le pouvoir et de passer d’une logique relationnelle à une logique institutionnelle sans perdre la dynamique démocratique qui lui avait permis de mettre en œuvre les principes d’individualisation et de responsabilisation, l’interdisciplinarité, l’enseignement modulaire, le tutorat, que, 20 ans plus tard, l’Éducation nationale a essayé timidement de généraliser.
Mais Emmanuel Jardin, qui a quitté l’établissement au moment de la crise provoquée par cette évolution qui devait aboutir au « grand CLE », ne se contente pas d’avoir appartenu à ce que le CNIRS[[Conseil national de l’innovation pour la réussite scolaire, supprimé par Luc Ferry.]] a pu appeler « des espaces prophétiques ». Le regard qu’il porte sur cette expérience est celui d’un passionné qui refuse toute complaisance.
La première critique dont il se fait l’écho est de nature idéologique : Le CLE a sans doute entretenu « le désir régressif lié au mythe du collectif et à l’illusion d’un apprentissage spontané par des enfants épanouis ». Ainsi, le projet du CLE « ne repose pas sur le changement dans la transmission du savoir mais sur l’institutionnel, le relationnel et l’extrascolaire. Le travail sur la discipline scolaire passe au second plan et est de l’ordre de la responsabilité individuelle ». Ce constat fait par une enseignante de mathématiques trouve une confirmation dans le fonctionnement du système de tutorat qui répond à une demande de référent parental, de rappel de la loi collective et de prise en charge affective.
La seconde critique, d’ordre sociologique revient sur l’ambition de s’adresser au lycéen lambda et de lutter contre l’échec scolaire. L’enquête sociologique dont il est rendu compte constate : « Loin de permettre un redressement de scolarité à partir de la seconde, l’établissement expérimental manifesterait davantage que l’établissement de référence les lois d’airain liant handicap initial et échec ultérieur, réussite dans les études et milieu d’origine favorisé ». Il serait certes facile de tirer un trait ici et de conclure à l’inanité des lycées expérimentaux et plus généralement de la pédagogie nouvelle. Mais, comme nous y invite Philippe Perrenoud, il faut comprendre que l’éducation nouvelle se réfère aux valeurs de responsabilité, de coopération, d’égalité des droits, de dialogue, de tolérance et de créativité, valeurs qui ne correspondent pas à celles « sur lesquelles repose le monde du travail industriel » ni à celles que partagent « une partie des cadres du secteur privé »… pas plus qu’au profil de ce que F. Dubet appelle « les bons » et les « nouveaux » lycéens.
L’auteur soulève alors le problème de fond : « Si le projet du CLE se veut un projet politique visant à la diffusion de certaines valeurs, l’équipe doit se poser la question des modalités d’institution de celles-ci chez des élèves pour lesquels elles ne constituent pas un pré-requis familial ».
C’est là le cœur de la réflexion de cet ouvrage mais nous n’obtenons pas la réponse à ce dilemme. Les deux critiques suivantes, portant sur le caractère expérimental du CLE puis sur le travail d’équipe ne peuvent faire oublier que la réflexion semble s’être arrêtée sur la question de savoir en quoi le projet de ce type d’école est plus de nature politique que pédagogique. Comme si « la pédagogie nouvelle », vouée à aggraver l’échec des enfants issus des milieux populaires et à ne réussir qu’avec ceux des classes moyennes, ne pouvait trouver sa justification que dans la manifestation les valeurs qu’elle défend. Comme si l’objectif de l’école était de faire vivre une sorte d’utopie qui serait « ce que nous pourrions nommer un espace démocratique avancé dans la mesure où son projet coopératif le situerait à la pointe de la logique de la modernité ». Comme si, enfin, les programmes scolaires constituaient un donné immuable dans ses finalités et dans ses formes, imposant de fait ses contenus et les critères qui permettent d’en mesurer l’acquisition.
En se résignant à ce qu’une pédagogie « juste » ne soit pas « efficace » pour tout le monde, Emmanuel Jardin suppose donc que l’école ne peut réussir dans sa mission de faire réussir tous les élèves puisque, qu’ils soient sclérosés ou responsabilisants, ses modes de transmission produisent la même sélection sociale.
On ne peut se contenter d’une telle conclusion.
Si l’auteur tire de l’expérience du CLE qu’il est nécessaire de redéfinir le métier d’enseignant, il apparaît tout aussi nécessaire de renoncer à séparer « le pédagogique » et « le politique ». L’acte d’apprendre est à instituer sur la base de valeurs contenues aussi bien dans les choix des démarches d’apprentissage que dans celui des contenus d’enseignement. C’est ce que la réflexion sur le « socle commun des connaissances » devrait rendre évident.

Pierre Madiot