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Une école Freinet – Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire

Une école de la banlieue lilloise, Hélène Boucher, située en Rep, pratiquant une pédagogie Freinet, a été comparée à d’autres écoles recevant le même type d’élèves, dans une étude de cinq années (2001-2006). La méthode, qui croise des entrées variées, est explicitée de manière convaincante. Le but est de quitter l’évaluation globale idéologique (positive ou négative) de la pédagogie Freinet et de comparer concrètement l’effet de cette pédagogie sur les élèves de milieux défavorisés avec l’effet de pédagogies « traditionnelles ». Le livre, dans un plan très canonique, commence par un exposé de la pédagogie Freinet, telle qu’elle est réappropriée par une équipe, pour notre temps et pour ce lieu, ce qui constitue un rappel synthétique fort agréable de la pédagogie Freinet.
Pour commencer par les aspects non-disciplinaires, Carra et Pagoni étudient et comparent le climat de l’école, la construction des normes et les actes de violence. Dès la première année de création de l’école Freinet, le nombre d’actes de violence diminue. Puis, le sentiment de vivre dans un « climat plus calme » s’estompe car apparaissent des critiques vis-à-vis de certains enfants qui abusent du pouvoir dans les conseils d’enfants par exemple. Il y a une extension du domaine des conflits, c’est-à-dire du domaine de la construction des normes, qui rend les comparaisons impossibles. Jovenet traite de la prise en charge des enfants en souffrance, dans un chapitre inspiré de la psychanalyse : d’une manière générale, les enfants en difficulté sont plutôt inhibés devant la tâche ; à l’école Freinet, ils adoptent une attitude plus volontaire. Ils ont les « moyens de savoir », le traitement des « pourquoi », le partage des responsabilités, et surtout l’élève en difficulté n’est pas au centre d’un dispositif ad hoc. Les relations de l’élève sont multiples (relation des élèves entre eux, relation aux groupes), ce qui diminue la dépendance à l’adulte et ouvre le champ des relations susceptibles d’éviter la rumination des événements traumatiques. L’adaptation au collège, l’entrée en 6e, (Bécousse, Jovene), se passe plutôt bien (tableau p. 92), ce qui est une réussite, c’est-à-dire la reconnaissance, en actes, des différences école/collège et Freinet/traditionnel.
Dans l’axe disciplinaire, Fialip-Baratte analyse l’entrée dans l’écrit et le rapport à l’écrit. Les comparaisons avec les autres écoles montrent que, à l’école Freinet, le rapport à l’apprentissage, le rapport à l’écrit domestique, à l’écrit scolaire se construit en lien avec la « communauté scolaire » qui crée du sens et structure les apprentissages en donnant à l’élève une position de chercheur dans cette communauté. Reuter développe ce rapport à l’écrit par l’étude des textes produits par les élèves, distinguant les descriptions, les textes de fiction, ou sollicitant le vécu… Cette étude est complétée par des entretiens avec les élèves. La pédagogie Freinet a un net avantage et résout les problèmes récurrents des milieux populaires dans ce domaine. En ce qui concerne la pratique de l’oral, la dissymétrie entre l’école Freinet et l’école classique rend les comparaisons difficiles. Le temps consacré n’y est pas du tout le même : 50 % du temps (école Freinet) au lieu de 30 %. En pédagogie Freinet, la parole est institutionnalisée et ritualisée (quoi de neuf ? les conférences…), la parole de l’élève est sollicitée et son questionnement fait partie de la construction de l’autonomie. L’apprentissage de l’oral est aussi l’apprentissage de l’écoute, il fait partie de la culture commune nécessaire à la vie de la classe et au travail des enfants. De ce fait, les élèves « Freinet » sont plus et mieux socialisés, tiennent des discours plus organisés, moins autocentrés… Lahanier-Reuter, à la suite d’observations du comportement d’élèves devant un problème mathématique, trouve quelques ressemblances entre les difficultés des élèves « Freinet » et les autres. Puis, elle analyse finement six séquences mathématiques, les élèves de la pédagogie Freinet ont plus de mobilité, plus de stratégies individuelles… les élèves ne se contentent pas de répondre aux questions du maître, ils peuvent diriger, exposer une procédure, reformuler la question… Les enseignements scientifiques, étudiés en trois pédagogies (il faut ajouter « la main à la pâte ») par Cohen-Azria, sont synthétisés dans des tableaux p. 223 et p. 228. L’épistémologie, le déclencheur du travail, la place faite aux représentations initiales des enfants, la nature du savoir, les écrits des élèves, leurs destinataires, le statut de la signature de ces textes, tout cela est analysé finement, et illustré abondamment d’un exemple convaincant et fumant : le volcan.
Dans la conclusion, (p. 248) l’équipe trouve « qu’il est rare d’observer une telle convergence à partir d’autant de dimensions ». C’est un étonnement qu’on peut partager. Cependant, la méthode, sa clarté, sa solidité, le volume impressionnant des « éléments » collectés et analysés est réaffirmée et il n’y a rien à redire. Quelques points, non traités, apparaissent, comme les problèmes d’autorité récurrents avec les remplaçants qui tendraient à affirmer un « effet maître », contraire à l’autonomie, à la force du collectif comme moteur pédagogique… Le livre finit sur la transférabilité de certains éléments du « dispositif » Freinet qui pourra intéresser des enseignants soucieux de modifier ses pratiques de façon progressive et prudente, ce qui est conforme à l’idée de Célestin Freinet qui déclarait : « Je suis parti de zéro. »

Aurélien Péréol et Roland Petit