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Un populisme éducatif en France ? Soyons sérieux…

Dans l’Éducation nationale, les réformes se suivent parfois à un rythme effréné, au gré des changements de majorité politique, dans un temps court peu compatible avec le temps de l’école. On se prend à rêver d’un consensus national qui permettrait d’installer une réforme dans un temps long. C’est peut-être faire fi de ce que Xavier Pons appelle le « populisme éducatif ».

« Les programmes d’histoire aujourd’hui, pour une grande partie d’entre eux, sont rédigés par des idéologues, qui veulent imposer leur vision de la société. Moi, je voudrais que ce soit des académiciens, des historiens, des gens absolument incontestables. Surtout pas des politiques, qu’ils ne se mêlent pas de ça. Mais que ce ne soit plus, dans le secret de l’inspection générale, des gens engagés », déclare François Fillon lors du débat du second tour de la primaire à droite, le 24 novembre 2016. Trois semaines plus tôt, lors du deuxième débat du premier tour des mêmes primaires, il décrivait en ces termes l’état du système scolaire français : « La situation est catastrophique. On a aujourd’hui 40 % des élèves de CM2 qui ne maîtrisent pas les fondamentaux et tous les tenants de l’immobilisme, tous ceux qui s’expriment en permanence pour contrer toutes les réformes devraient être poursuivis pour crime contre la jeunesse. »

Comment comprendre de telles prises de position de la part d’un ancien ministre de l’Éducation dont le cabinet a eu à travailler avec les inspections générales et dont les administrations ont eu à produire des diagnostics plus nuancés sur le système scolaire français ? Qu’est-ce que cela signifie politiquement, quand un ancien Premier ministre, alors prétendant sérieux aux plus hautes responsabilités politiques, en arrive à prononcer ce type de discours ?

Bien sûr, ce n’est pas la première simplification sur l’école dans le débat politico-médiatique. Bien sûr, tout est ici « politique », la critique décapante servant sans doute à se distinguer de concurrents et à rassurer un électorat conservateur parfois éloigné du monde certes particulier de l’Éducation nationale. Mais comment comprendre ces généralisations sans réel fondement empirique, cette dénonciation de ce qui se tramerait en « secret  » et la formule radicale d’un « crime contre la jeunesse » ? Ne faut-il y voir qu’une différence de degré dans la façon de faire de la politique ? À partir de quand la simplification et la politisation extrêmes du débat sur l’éducation en France en viennent-elles à modifier sensiblement le sens et la nature de notre démocratie ?

Cet article propose des éléments de réponse à partir d’une notion délicate à manier – le populisme éducatif – elle-même tirée d’une enquête sociologique de quatre ans sur les modes de structuration du débat public en éducation en France de 1997 à 2016[[Xavier Pons, Débat public et action publique en éducation en France dans les années 2000. Une sociologie des configurations de dicibilité. Habilitation à diriger des recherches de sociologie, Université Paris-Est, 2017.]]. Dans la mesure où cette notion n’était pas prévue au départ et où elle s’est plutôt imposée à moi au cours de l’enquête, il n’est pas inutile de commencer par présenter rapidement cette recherche et sa mise en œuvre.

Itinéraire d’une conceptualisation

En 2011-2012, je débute une vaste enquête sur les dynamiques du débat public en éducation en France. Mon objectif est de comprendre les ressorts de la « dicibilité publique » : qu’est-ce qu’il est possible de dire publiquement sur l’éducation en France, comment et à quelles conditions ? Je choisis trois thèmes au degré de publicisation variable (PISA, la LOLF -loi organique relative aux lois de finances- et la lutte contre l’absentéisme scolaire des élèves) et j’étudie la façon dont on en débat au Parlement, dans la presse écrite nationale, entre acteurs institutionnels et dans le milieu académique. L’enquête consiste alors à croiser des entretiens auprès d’acteurs de ce débat (responsables éducatifs, membres de cabinet, journalistes, sondeurs, experts, chercheurs…) avec des corpus de documents conséquents (comptes-rendus de débats parlementaires, articles de presse, dépêches AEF et articles scientifiques) et la documentation institutionnelle disponible sur le sujet.

L’enquête sur l’absentéisme met rapidement en évidence une très forte politisation du débat public. Entre 2002 et 2013, ce dernier se focalise en effet sur une mesure spécifique proposée par la droite gouvernementale et la controverse qu’elle suscite : la suspension-suppression des allocations familiales versées aux parents d’enfants absentéistes. À partir du moment où cette solution politique est proposée, elle occupe l’essentiel du débat public malgré les indignations répétées de divers acteurs (partis d’opposition, syndicats d’enseignants et de chefs d’établissement, associations de parents d’élèves, Union nationale des associations familiales, universitaires…).

Cette controverse tend à occulter toute autre considération, comme les nombreuses initiatives locales qui permettent de faire baisser ponctuellement l’absentéisme ou les travaux de recherche, très peu évoqués. À l’inverse, cette controverse fait clairement appel à une représentation tenace, régulièrement alimentée par des sondages d’opinion, selon laquelle les parents manqueraient d’autorité sur leurs enfants.

J’étais donc en présence d’un débat public qui se focalisait sur une mesure proposée par la droite gouvernementale, pas vraiment nouvelle, très peu mise en œuvre et jamais vraiment évaluée, une mesure conforme aux attentes perçues de la population, par le biais notamment de sondages d’opinion, mais qui tenait peu compte des propositions, des arguments et des connaissances produits dans le cours de l’action publique aussi bien par les spécialistes du sujet (chercheurs notamment) que par divers corps intermédiaires que sont les partis, les organisations professionnelles sectorielles et diverses associations qui s’indignent régulièrement sur le sujet.

Qu’est-ce que cela signifie d’un point de vue proprement politique ? La conclusion à laquelle je suis arrivé, après des échanges avec des collègues enseignants-chercheurs et la lecture de différents travaux sur le populisme, est que l’on a affaire à un « populisme éducatif ».

Éléments de définition

Je définis le populisme éducatif comme une situation politique dans laquelle des gouvernants proposent un programme d’action publique flattant les attentes perçues de la population sans tenir compte des propositions, des arguments et des connaissances produits dans le cours de l’action publique par les corps intermédiaires ou les spécialistes du sujet (experts, évaluateurs, chercheurs…).

Ce populisme n’est pas « éducatif » uniquement parce qu’il se déploie dans le secteur de l’éducation mais aussi parce qu’il véhicule une vision simplifiée de l’éducation – selon laquelle, dans le cas étudié, il suffirait que les parents soient moins laxistes, plus autoritaires, pour que les enfants soient mieux éduqués et moins absentéistes –, et parce qu’il permet d’« éduquer » aux enjeux de la politique éducative une partie de la population traditionnellement éloignée des questions de gouvernance de l’école. Les sondages d’opinion montrent par exemple que c’est parmi les personnes les moins qualifiées, les chômeurs ou les retraités, que la mesure consistant à suspendre-supprimer les allocations familiales rencontre le plus de succès.

Compris comme une situation politique d’ensemble, le populisme éducatif n’est pas que le résultat de stratégies de radicalisation de la part de certains responsables politiques. Ces stratégies sont évidemment essentielles, mais si elles sont effectives, c’est parce qu’elles prennent naissance dans toute une configuration d’ensemble qui les rend possibles et durables – ce que je propose d’appeler des « configurations de dicibilité ». Dès lors, il n’y a pas de raison de penser que le populisme éducatif soit attaché à une force politique particulière, ou même à un type de régime, il peut intervenir à différents moments, sous divers gouvernements, selon les situations d’action publique.

Portée et limites d’un concept brûlant

Le cas de la lutte contre l’absentéisme est particulièrement frappant. Mais au-delà de ce cas exemplaire, la manipulation du concept de populisme éducatif reste délicate. Pierre-André Taguieff nous met en garde : le concept est « insaisissable autant que récurrent ». Le risque est grand alors, selon Alfio Mastropaolo, de regrouper sous un même vocable des expériences très différentes, ou encore, selon Frederico Tarragoni, de donner à voir le mépris savant du peuple par certaines élites intellectuelles qui, par la critique du populisme, montreraient en fait leur incapacité à comprendre les ressorts profonds de celui-ci.

Dans le cas de l’éducation, le concept de populisme éducatif peut poser au moins deux autres problèmes. D’une part, il risque d’offrir à tous les acteurs exprimant une critique à l’égard de la politique éducative une notion générique qui condenserait ainsi des considérations extrêmement variées, le populisme éducatif dénoncé par un acteur ne reflétant alors que son propre point de vue situé. D’autre part, critiquer le populisme éducatif n’implique pas forcément de plaider pour une politique éducative qui donnerait plus de pouvoir aux experts ou aux corps intermédiaires, donc pour une démocratie technique.

Malgré tout, le concept présente au moins trois intérêts à mes yeux. Sur un plan scientifique, il permet d’interpréter le sens de certaines situations politiques ubuesques comme lorsque, dans le cas de l’absentéisme, on débat vivement entre 2002 et 2004 de l’annonce de la mise en œuvre prochaine d’une mesure contestée… qui existe déjà et n’a jamais vraiment été évaluée !

Sur un plan analytique plus général, l’intérêt est de tous nous alerter : attention, même dans notre vieille démocratie, même dans notre système scolaire avec ses professionnels, ses élites administratives, ses experts etc., même sous un gouvernement qui entend gouverner par les nombres et les statistiques, donc en apparence de manière plus « froide » et dépolitisée, peut se développer parfois une gouvernance « chaude » et sensationnaliste de l’école, conduisant à un populisme éducatif.

Sur un plan professionnel enfin, dans la mesure où ce populisme renvoie à une situation politique d’ensemble que nous concourrons tous à faire exister, indirectement ou non (les chercheurs également !), il peut aussi constituer une bonne occasion de réfléchir au-delà de nos pratiques professionnelles immédiates à leurs implications en matière d’action publique, de politique éducative, de démocratie.

Xavier Pons
Maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris-Est Créteil,
Laboratoire interdisciplinaire d’études du politique (Lipha, EA 7373)

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