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Le luxe de précautions prises par les auteurs de ce livre pour ne pas paraitre opposé aux nouvelles pédagogies et la vivacité des réactions aux critiques ou aux interrogations à ce sujet suscite doute et inquiétudes. On sait qu’en la matière, un peu comme en politique, ceux qui prétendent ne pas prendre parti, ne pas juger, s’élever au-dessus des mêlées, prendre de la hauteur sont toujours du côté du conservatisme. À la page 176, Jean-Yves Rochex souligne : « De même, interroger comme nous le faisons, les idéologies et les doxas pédagogiques contemporaines, les dispositifs, les discours et les pratiques qu’elles inspirent, ne signifient nullement que nous prônions un retour à on ne sait quels méthodes et outils “traditionnels” supposés avoir fait “leurs preuves”. Notre travail et nos objectifs se situent au contraire à l’écart des figures médiatiques et habituelles du débat pédagogique, opposant tradition et innovation, centration sur les savoirs et sur les élèves, à l’encontre aussi bien d’une conception faible de la culture et des missions de l’école s’accommodant d’un relativisme bien peu contrôlé, et d’une visée de socialisation scolaire pensée en marge ou en dehors des fonctions et activités de transmission-appropriation des savoirs, que d’une posture de (re)légitimation – satisfaite ou nourrie de ressentiment et de nostalgie – dans les formes consacrées de la culture scolaire et de sa transmission. ». À la page 197, il insiste : « L’heure n’est, selon nous, ni à la nostalgie passéiste, laquelle campe bien souvent sur une vision mythique de l’école passée, ni au prophétisme irénique dénonçant globalement le supposé archaïsme de l’institution et de la forme scolaire pour promouvoir des logiques d’innovation faisant bien peu de cas aussi bien de la question des savoirs et des apprentissages que de celle des inégalités. Loin des oppositions consacrées entre tradition et innovation, entre “centration” sur les savoirs ou sur les élèves (…) ». Cette insistance peut paraitre suspecte. Ce n’est pas faire injure aux penseurs concernés de rappeler que dans le débat entre républicains et pédagogues, tous ceux qui affirmaient l’opposition dépassée et prétendaient la transcender, étaient plutôt républicains avec des discours fréquemment méprisants pour la pédagogie.

Mépris pour la pédagogie ?

On retrouve d’ailleurs au fil des 212 pages l’expression d’une certaine distance par rapport à la pédagogie, y compris dans la bibliographie où sont manifestement exclus les pédagogues contemporains qui ont marqué l’histoire de l’école, faisant le choix de signaler les didacticiens, au nom, implicitement ou délibérément dans plusieurs chapitres, des sacrosaints savoirs des disciplines scolaires immuables, et des sociologues, réputés plus scientifiques que les pédagogues.
Cet ostracisme, ou ce parti pris, que l’on retrouve souvent dans ce que j’appelle « la culture dominante du second degré » et dans les positions corporatistes de certains syndicats peut paraitre surprenant ou contradictoire quand on observe la cohérence de l’ouvrage autour de l’hypothèse, ou plus souvent du postulat, que les pratiques scolaires des classes choisies pour les recherches décrites sont massivement influencées, conditionnées, fabriquées par un « discours dominant » fortement constructiviste. Les affirmations non soumises à la moindre pensée divergente sont nombreuses dans l’ensemble du livre qui considère que les enseignants concernés sont sous influence des pédagogues modernes, avec des tendances hâtives aux généralisations. On lit à la page 11 : « L’école primaire d’aujourd’hui est profondément différente de celle d’hier. (…) L’école actuelle, dont les enseignants mettent pourtant l’accent sur les démarches centrées sur l’élève, sur l’activité de celui-ci pour construire ses savoirs et ses compétences, moins que jamais n’assure une égalité d’accès aux savoirs.  » Malgré les précautions prises ailleurs, le parti pris est flagrant. L’hypothèse est reprise page 50 : « Dans la manière de faire la classe actuellement (…) les diverses possibilités d’interprétation de la mise en œuvre de la notion de compétence par les enseignants ont une influence manifeste sur la conception des pratiques actuelles. » Page 147 : « La forme scolaire aujourd’hui dominante (voir le chapitre “Des savoirs transparents dans le travail des professeurs”, un titre révélateur !), voire les dispositifs les plus récurrents, ce qui donne à penser qu’il existerait bien des évolutions transversales aux différentes disciplines scolaires telles qu’elles sont enseignées de l’école maternelle jusqu’en 6e, voire au-delà ». Le conditionnel utilisé n’atténue guère l’affirmation. Page 171, dans la conclusion d’un chapitre où la « discipline identifiée » apparait comme un élément essentiel dans la lutte contre les inégalités : « La définition, que nous avons présentée, d’un discours pédagogique actuellement dominant, nous semble éloigner les élèves d’une socialisation langagière et cognitive qui les inscrirait dans la familiarité avec une littéracie étendue supposée par le fonctionnement de l’école d’aujourd’hui ». Et Jean-Yves Rochex enfonce le clou. Page 178 : « Leur souci, appuyé sur une doxa pédagogique “moderniste”, voire “constructiviste”, de faire que tous les élèves soient en activité », page 179 : « Le pilotage en même temps que la conception du travail de l’enseignant, par les tâches conduit à une péjoration, voire à une méconnaissance des enjeux de savoir et de travail intellectuel… gain didactique très faible, voire quasiment nul ». L’ouvrage fourmille de ce type d’affirmations sous le clavier d’une quinzaine de chercheurs patentés. On ne peut faire le procès d’un manque de cohérence. On peut retrouver quelques similitudes avec des textes de procureurs mobilisés contre la prétendue fabrique de crétins que serait devenue l’école sous l’influence de pédagogistes illuminés. Jean-Yves Rochex ne va pas jusque-là, mais il est évident que ses conclusions peuvent parfaitement alimenter – à l’insu de son plein gré sans doute – le discours des pourfendeurs de la pédagogie qui ont obtenu une grande victoire en 2005/2007 avec le déni systématique de la pédagogie et une masterisation faisant l’impasse sur la formation pédagogique des enseignants.

Un grave malentendu

L’hypothèse ou le postulat reposent pourtant sur un grave malentendu ou sur une regrettable subjectivité. Prétendre au vu d’une douzaine de classes observées que la doxa constructiviste est devenue la clé de voute de l’école n’est qu’une opinion. Les réalités du terrain et les entretiens poussés avec les enseignants le démentent complètement. La position est du même ordre que le procès contre la méthode globale qui serait la source de tous les maux alors que personne ne l’a jamais vue nulle part et que la plupart des méthodes sont des méthodes syllabiques rhabillées de neuf. L’habit ne fait pas le moine. L’observation et l’analyse des pratiques ne peuvent être crédibles que si elles sont confrontées aux représentations réelles, et même à l’histoire des enseignants concernés. La perfusion du discours pédagogique moderne est faible. Le nombre de classes touchées est faible. Le temps nécessaire à des changements profonds, réels, des comportements est très long. La résistance au changement est beaucoup plus forte et profonde que l’on ne le pense généralement. L’observation des pratiques dans le second degré est encore plus révélatrice.
Contrairement à ce que certains commentateurs déclarent, les corps d’inspection du premier degré sont plutôt conservateurs, comme tous les corps d’inspection en France. Ils ont d’ailleurs été créés pour conserver et contrôler la conformité, pas pour accompagner l’innovation. Les militants des mouvements pédagogiques peuvent en attester largement. Leurs exigences avec les enseignants innovants sont infiniment plus fortes qu’avec les enseignants traditionnels. Dans le domaine de la lecture par exemple, ceux qui ne pratiquent pas un b-a ba classique sont le plus souvent appelés à se justifier, à donner leurs références, à réagir à des citations de neuroscientifiques, à faire leurs preuves. Ils sont beaucoup plus facilement critiqués que les autres qui bénéficient en plus du soutien et de la confiance d’une grande majorité de parents. On sait que l’opinion publique est conservatrice en matière scolaire et que même les parents qui ont été victimes de l’école revendiquent le maintien des pratiques qui les ont conduits à l’échec. L’histoire de la loi de 1989 que je développe dans d’autres textes et ouvrages illustre bien cette évidence. Son abandon sans la moindre évaluation et sans la moindre larme est passé aux pertes sans profit hors d’un discours général formel. L’évocation du « discours dominant » pourrait, éventuellement, être entendue si on le distinguait nettement de sa mise en œuvre, ce qui n’est jamais le cas, sauf erreur due à une lecture trop rapide de quelques chapitres. La loi de 1989, aboutissement d’une volonté de réforme fondamentale de l’école, véritable intention de changement, n’a pas été appliquée. Sans doute a-t-il manqué une pédagogie de la réforme et un accompagnement positif inscrit dans la durée. Il a manqué surtout un engagement réel des corps intermédiaires. Je me souviens bien par exemple, du nombre de collègues inspecteurs qui recommandaient de continuer comme avant (notes, compositions, classements) et en appliquant, quand même, les nouvelles consignes ministérielles (le livret scolaire). Nous avons connu une de ces époques étonnantes où dans le même temps l’inspection générale saluait les efforts des inspecteurs pour l’application de la loi (projet, cycles…) et où les pratiques en classe demeuraient inchangées ou presque. On sait que le règne de l’apparence est une caractéristique du système. Il est dommage que des chercheurs de très haut niveau puissent se laisser abuser. Il est intéressant de noter – et cela confirme plutôt ma thèse – que l’attitude des mêmes corps depuis 2007 s’est notoirement éclaircie. La mise en œuvre des politiques ultralibérales, conservatrices (nouveaux vieux programmes de 2008, pilotage par les résultats, escroquerie de l’aide individualisée, etc.) a bénéficié d’une loyauté voire d’un zèle spectaculaire. Il est vrai que l’autoritarisme et l’instrumentalisation exercés depuis 2007/2008 sont sans commune mesure avec la liberté garantie en 1989. La recherche présentée dans le livre est antérieure à cette période rude, mais les constats permettent d’éclairer la difficulté à entrer réellement dans un contexte de réforme. À l’école, il est plus facile de reculer que d’avancer, et, en cinq ans, le recul a été considérable.

Ne pas tuer la pédagogie

À un moment qui pourrait permettre un vrai virage vers une école du futur démocratique, généreuse, humaine, émancipatrice, à un moment où l’accumulation exponentielle des savoirs de l’humanité et de leur diffusion touche tous les milieux et bouscule la conception des contenus à enseigner, à un moment où chacun sait que les finalités devraient prendre le pas sur les programmes/sommaires de manuels, à un moment où la cohésion sociale se détruit dangereusement, la recherche sur la construction des inégalités scolaires est nécessaire, indispensable même, peut-être salutaire, mais il serait sage d’éviter les impasses et les malentendus.
« L’indifférence aux différences » (page 173) est consubstantielle à la conception des programmes qui sévit depuis la fin du 19e siècle, qui a été renforcée, imposée, en 2007/2008 et au déni de la pédagogie. On ne pourra pas progresser si l’on ne parvient pas à tirer ses bottes de la glaise et à marcher, dans le respect des pédagogues, de penseurs comme Morin, Meirieu, Giordan, Charmeux, et tant d’autres [[Avec d’autres, ils m’ont aidé à lutter contre les inégalités dans mes pratiques d’enseignant et d’inspecteur, ex-pair expert, qui faisait l’école. Avec les mouvements pédagogiques qui sont l’oxygène du fonctionnement de l’école et qui méritent d’être soutenus. Mais ils ne sont peut-être pas des chercheurs.]] qui éclairent le chemin.
C’est l’enfermement dans la transmission des disciplines scolaires cloisonnées et leur didactique qui menace les élèves en difficulté au nom d’un saint Savoir scolaire.
Jean-Yves Rochex écrit page 32 : « Toute prescription d’une transformation des pratiques d’enseignement des savoirs appelle un travail collectif des didacticiens, nourri de l’observation des situations ordinaires, qui ne supposeraient pas des capacités hors du commun pour chaque professeur, qui permettrait de déterminer des objectifs pédagogiques et didactiques raisonnables basés sur des conditions de possibilité des situations effectives ».
Or les prescriptions naturellement liées à une pensée unique sont toujours contreproductives, il faut faire confiance en l’intelligence et en la sensibilité des enseignants, les former et les accompagner avec bienveillance, les respecter. Les didacticiens, seuls, éloignent forcément les enseignants des élèves en privilégiant des logiques disciplinaires au nom d’un Savoir contestable. L’appel aux didacticiens pour déterminer des objectifs pédagogiques sans les pédagogues est un danger bien connu. La recherche d’objectifs qui ne soient pas hors du commun et d’un prétendu possible est, qu’on le veuille ou non, la négation du pari de l’intelligence des élèves des milieux populaires[[La définition du possible pour les élèves en difficulté avec l’école, c’est toujours vouloir faire plus simple, plus accessible, plus méthodique. Construire les bases… Et les bases des bases ?]].
L’école démocratique du futur ne pourra pas se construire sans la pédagogie. Le système ultra libéral autoritaire qui détruit l’école publique depuis plusieurs années l’a bien compris. Il a tué la pédagogie.

Pierre Frackowiak

Inspecteur honoraire de l’Éducation nationale
Coauteur avec Philippe Meirieu de L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?, Éditions de l’Aube, 2009
Auteur d’une contribution dans Construire des pratiques éducatives locales, sous la direction de Vincent Berthet et Laurence Fillaud-Jirari. La chronique sociale, 2008.
Auteur de Pour une école du futur. Du neuf et du courage (préface de Philippe Meirieu), La chronique sociale, 2009
Auteur de La place de l’élève à l’école, La chronique sociale, 2010.
Auteur d’une contribution dans l’ouvrage Les enfants au carré ? Une prévention qui ne tourne pas rond du collectif « Pas de 0 de conduite », aux éditions Erès, mai 2011.
Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox.fr, meirieu.com
Prochain livre : L’école. En rire, en pleurer, en rêver, avec les BD de Jacques Risso. Préface de André Giordan. Postface de Philippe Meirieu.