Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Un devoir de conjugaison

Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) peut-il se conjuguer avec l’Ecole ? La réalité a tranché. Il semble loin le temps, quelques années seulement pourtant, où certains affirmaient qu’il ne fallait voir dans l’informatique qu’un éphémère phénomène de mode, qu’on nous avait déjà fait le coup avec l’audiovisuel, et que les ordinateurs subiraient le même triste sort éducatif que les postes de télévision. Etrange myopie. Mais il est vrai que les hommes entretiennent avec la froide technique des relations souvent passionnées. Les ordinateurs ne font pas exception à la règle. Il en fut de même pour la machine à vapeur vilipendée en son temps par Ampère, ou pour le courant alternatif à qui les tenants du courant continu prédisaient un sombre avenir, force arguments  » scientifiques  » à l’appui.

Mais, à l’inverse, il est des louanges exagérées et des attentes vaines. Pas plus que les chemins de fer au siècle dernier, les NTIC n’annoncent le paradis sur terre. Et c’est une chimère insensée que de penser pouvoir réduire l’acte éducatif à un (angoissant) face-à-face élève-machine. Le temps de la pédagogie reste le temps long, n’en déplaise aux laudateurs des microprocesseurs et de leurs performances. Plus prosaïquement, le système éducatif peut et doit, verrons-nous, intégrer les NTIC.

Un outil pédagogique

Internet, le multimédia, les réseaux locaux, le traitement de texte, le tableur… les enseignants ont à leur disposition des outils nouveaux. La question qui se pose est de les utiliser à bon escient dans des démarches pédagogiques et d’éviter des pratiques d’un intérêt discutable. Nous pensons notamment à certaines présentations assistées par ordinateur menées au pas de course qui font regretter le bon, inusable et toujours d’actualité tableau noir. Mais les exemples abondent d’usages pertinents, reconnus et désormais bien connus.

Une fraction de la population scolaire refuse les exercices pédagogiques classiques : faire une dictée ou une rédaction lue par le seul enseignant, parler une langue étrangère avec son professeur et ses camarades… autant de situations qui n’ont pas de sens pour certains élèves. Par contre, tout change s’il faut échanger  » pour de vrai  » avec un correspondant britannique, envoyer un message à ses parents depuis sa classe de neige. L’on veut absolument se faire comprendre et l’on accepte plus facilement de se pencher sur l’austère règle de grammaire. La télématique, Internet aident à créer des situations de communication authentique ayant du sens et favorisant ainsi les apprentissages. On peut recourir à ces outils, élargissant ainsi sa mallette pédagogique. L’apport est réel, le contexte informatique des établissements s’y prête mieux aujourd’hui qu’hier. Mais il ne saurait s’agir d’une quelconque obligation, l’enseignant conservant sa liberté pédagogique.

L’usage du traitement de texte se banalise. Ses vertus ne sont plus à vanter. De pensums, la correction de l’erreur, la réécriture deviennent sources de plaisir. L’apport pour l’apprentissage de l’écrit est incontestable. Pourquoi s’en priver ?
L’ordinateur est aussi encyclopédie active, créateur de situations de recherche, affiche évolutive, tableau électronique, outil de calcul et de traitement de données et d’images, instrument de simulation, évaluateur neutre et instantané, répétiteur inlassable, instructeur interactif. On peut donc l’utiliser.

D’ardentes obligations

Mais il est des raisons pour lesquelles la conjugaison revêt un caractère obligatoire. Comparaison se voulant raison, imagine-t-on à notre époque une culture générale dans laquelle ne figureraient pas les mathématiques ou les langues étrangères. Outils d’intérêt général pour l’honnête homme de cette fin de siècle, outils pour les autres disciplines, leur importance est telle qu’on s’y intéresse et les étudie pour elles-mêmes ; c’est plus rationnel, plus cohérent et par ailleurs très formateur pour la pensée humaine.

À y réfléchir plus avant, n’a-t-on pas une situation analogue pour l’informatique. Les NTIC sont omniprésentes dans les entreprises. Processus de fabrication, organisation du travail, nature des tâches, profils et qualifications se sont profondément transformés sous leur influence : les enseignements techniques et professionnels aussi.

Mais on rencontre les NTIC dans la vie de tous les jours, dans un nombre sans cesse croissant de secteurs de la société : la culture générale se doit donc d’avoir une composante technique. Imagine-t-on sans cela un citoyen au fait des enjeux et des débats de la société informationnelle ? Un individu à l’aise dans des environnements virtuels, dans des contextes de télématique grand public (le Minitel, Internet, les autoroutes de l’information). L’informatique, le multimédia communicant constituent des objets d’enseignement, des domaines de connaissance. Ils prennent toute leur place dans le cours de technologie au collège, dans l’option informatique des lycées qui a vocation à se généraliser.

L’essence des disciplines

On a trop tendance à ne voir dans l’informatique qu’une machine, qu’une technique alors qu’elle est aussi une science, celle de l’information. Et si l’usage de l’ordinateur n’est pas aussi simple que certains le prétendent, c’est parce que dans un logiciel, dans une base de données, dans une application, il y a de l’intelligence, de l’abstraction, des concepts, de la matière grise incorporés. La machine est ici une prothèse du cerveau et, si elle rend d’éminents services, cela ne signifie pas pour autant qu’elle aurait le pouvoir quasiment magique de transformer des choses compliquées en des choses aisément compréhensibles.

Et l’informatique investit les autres disciplines, leurs démarches, leurs méthodes, voire leur objet. Elle questionne ainsi un peu leur essence. Les disciplines, les matières scolaires doivent donc elles aussi conjuguer l’informatique. Illustrons le propos.

La Révolution Française

Dans un travail assez exceptionnel, Mr Vovelle, historien de la Révolution Française, a compilé une quantité impressionnante de données puisées dans des documents d’époque chez des historiens anciens ou actuels. A l’aide de l’informatique, il a cartographié l’immense documentation accumulée, hétérogène et discontinue. Il a ainsi obtenu des cartes des structures économiques, des mouvements sociaux et des tempéraments politiques. Il les a battues, rebattues, croisées, en maniant les taux et les courbes de corrélation. Avec ce traitement automatisé de l’information rassemblée, il propose  » une tentative de réinvestissement de la politique comme élément d’une histoire totale.  » Dans cette étude informatisée, on ne trouve pratiquement plus trace du cliché qui faisait de l’opposition entre Paris et les provinces le moteur du dynamisme révolutionnaire : 1789 a transpercé tout le royaume. L’affrontement avec le catholicisme fut bien constitutif de notre espace politique. Les régions dessinent une pluralité nationale très nette… Dans ses conclusions, l’historien nous confirme que  » les racines des tempéraments politiques modernes sont bien à rechercher au coeur de l’événement  » fondateur  » ou structurant.  »

L’intrusion des grands nombres nous emmène ailleurs, au-delà de l’habituellement observable, du récit, de la narration, des histoires que l’on raconte. L’analyse des données impose à la fois la connaissance des modèles sous-jacents et la justification de leur pertinence, la délimitation de leur validité. Problèmes certes pas complètement inédits mais dorénavant posés avec force car à une autre échelle. L’histoire change. Les mathématiques aussi.

Les mathématiques

L’ordinateur permet de calculer plus, mieux et plus vite. L’étude des nombres premiers a été relancée par le développement de la cryptographie ; on en a découvert d’extrêmement grands. L’ordinateur permet de visualiser des objets et des phénomènes très complexes, aidant à trouver de nouveaux résultats. On peut expérimenter, tester sur quelques exemples des phénomènes théoriques, en simuler d’autres trop coûteux, trop longs ou impossibles à réaliser. L’ordinateur aide à élaborer des conjectures. Si l’on ne peut pas dire que les mathématiques deviennent une science plus expérimentale, sans conteste, l’activité mathématique, elle, devient plus expérimentale.

La machine a fait évoluer le concept de démonstration en mathématiques, en dépit de naturelles réticences. On peut maintenant démontrer autrement qu’à la main grâce aux techniques de  » preuve de programme  » et avec l’exigence d’obtenir le résultat au moins deux fois de manières indépendantes. Le théorème le plus fameux ainsi établi est celui du coloriage de toute carte de géographie par au plus quatre couleurs. Grands nombres, calculs longs, multitude de cas particuliers constituent les opportunités privilégiées de démonstrations à l’aide de l’ordinateur.

Si l’on songe à l’algorithme d’Euclide, on se persuade aisément que les algorithmes sont choses fort anciennes en mathématiques. Mais la possibilité de les mettre en oeuvre sur les ordinateurs en stimule la recherche de nouveaux. En 1983, Rice a montré que le produit de deux matrices n x n peut se faire avec environ n puissance 2,49 multiplications au lieu de n puissance 3, le nombre d’additions augmentant. Avec par exemple n = 1000, n puissance 2,49 représente un peu moins de 3 % de n puissance 3 : on imagine le gain, les multiplications consommant beaucoup plus de temps d’ordinateur que les additions. L’étude théorique des algorithmes, l’algorithmique, se développe. Il s’agit de les prouver en montrant que, ne bouclant pas, ils se terminent et qu’ils sont corrects, en procédant en général par assertion sur l’état du système de traitement après chaque action. Il faut également évaluer leur coût en espace et en temps. Par ailleurs, la preuve de l’existence de certains objets produits par des algorithmes revient à démontrer l’effectivité de ces derniers.

La pratique mathématique évolue, mais il en va de même de certains concepts fondamentaux tels les notions de nombre, de fonction, de variable, ne serait-ce que parce que l’ensemble des nombres que l’on peut traiter avec un ordinateur ne coïncide avec aucun des ensembles classiques. Les mathématiques discrètes prennent une nouvelle importance. Dans un premier temps, les mathématiques ont considéré l’ordinateur comme un outil. Mais la situation s’est en partie inversée : l’informatique demande qu’on lui résolve des problèmes de calcul symbolique, d’algorithmique, de théorie des langages.

Toutes ces évolutions posent avec force la question des mathématiques à enseigner. La discussion bat son plein. Une vision plus expérimentale, plus numérique, plus algorithmique se dégage, sans pour autant mettre sous le boisseau l’approche structuraliste. Les programmes ont déjà intégré l’usage des calculatrices, des notions d’informatique. Tout ce mouvement ne va pas sans interrogations. Ainsi, en 1986, la Société de Didactique des Mathématiques indiquait :  » Nous ne savons pas encore ce qu’impliquerait une réduction de l’entraînement à la pratique du calcul.  » Les réponses à venir s’élaboreront à la lumière des objectifs fondamentaux d’un enseignement des mathématiques : apprentissages d’outils, de résultats, de techniques mais aussi de méthodes, de façons de raisonner, de capacités intellectuelles. Les mathématiques bougent.

On pourrait également évoquer la lexicologie, mentionner le statut et la validité de l’expérience virtuelle ou de la simulation en relation avec les erreurs de programmation, les erreurs de calculs dues à l’arithmétique de la machine, les erreurs de représentation, la manipulation de concepts liés à des objets non observables. Toutes les disciplines sont peu ou prou interpellées.

Une dernière raison

Enfin, entreprise certes spécifique, l’Ecole n’en constitue pas moins une communauté de travail qui se modernise. Et pour l’exercice de son métier, l’enseignant a besoin d’instruments. Les nouvelles technologies lui offrent une panoplie d’outils de travail personnels et collectifs qu’il s’approprie chaque jour davantage.

Jean-Pierre Archambault, CNDP- Direction de l’Ingénierie éducative.