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Un cours de français en primaire en Allemagne

Au programme du jour : finir le petit bricolage que nous voulons offrir aux correspondants français, lors de notre prochaine rencontre, au zoo de l’Orangerie de Strasbourg. Il s’agit d’un pliage : un poisson rigolo «mignon» ou «menaçant», accompagné d’une courte poésie en français et en allemand à recopier.

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Oh la la mon ami !
Ce poisson rigolo ?
Il n’est pas d’ici
On ne le verra ni au zoo
Ni chez nous, ni à Paris
Hallo mein Freund
Dieser lustige Fisch ?
Der stammt nicht von hier
Den wird man im Zoo nicht sehen
Weder bei uns, noch in Paris

L’objectif langagier du jour est, après s’être assuré de la compréhension du sens via la version allemande, de réussir à lire la poésie en version française. Les difficultés résident dans la phonologie et le rythme de lecture. Pour les élèves allemands, la phonologie de la langue française est un vrai casse-tête : entre les lettres que l’on voit et celles que l’on prononce, il y a, en effet, de gros écarts.

Ainsi, doivent-ils se familiariser avec le fait que «oi» se lit [wa] ; «on» se lit [ɔ̃] ; « ou » se lit [u] ; que lorsqu’un mot commence par une voyelle, il arrive qu’on fasse la liaison : « mon ami » ; que certaines consonnes ne se lisent pas (souvent celles qui finissent un mot) : « est », « pas », « chez », « nous », « Paris » ; que certaines consonnes se prononcent différemment en français et en allemand : c dans « ce » : [sə] ≠ [tʃə], v dans « verra » : [vɛʀa] ≠ [fɛʀa] et z dans « zoo » : [zo] ≠ [tso].

L’objectif peut ainsi être qualifié de très ambitieux, au vu des nombreux obstacles à surmonter.

Déroulement de la séance

Dans une 4e classe (équivalent du CM1), les élèves qui ont fini leur bricolage sont invités à s’entraîner à la lecture de la poésie en version française, en se remémorant tous les points de phonologie travaillés tout au long de l’année scolaire (cette séance s’est déroulée à la fin du mois de mai). « Les élèves sont invités à lire » signifie que s’ils ne le souhaitent pas, ils ne le font pas.

Une fois prêts, les élèves sont notés. En Allemagne, la meilleure note est 1, la plus mauvaise, 6. Une note est proposée aux élèves, en fonction de leur réussite à l’exercice, mais si la note ne leur convient pas, ils peuvent faire une nouvelle tentative.

Plusieurs élèves (environ 4/25) lèvent le doigt, prêts à relever le défi. Le troisième élève réussit à obtenir 1. Je le félicite et lui demande comment il a fait pour surmonter toutes ces difficultés et lire de façon si fluide. A-t-il de la famille en France ? Il me dit que non, mais qu’il a bien écouté les explications, les essais des camarades et qu’il avait envie de réussir. Je lui demande s’il accepte d’aider certains camarades qui auraient plus de difficultés ? Il répond que oui.

Entraide entre élèves

D’autres élèves s’annoncent pour tenter de relever le défi. Certains réussissent, d’autres peinent. Ceux qui réussissent acceptent tous l’idée d’aider. Se forment alors des binômes qui s’entraînent ou au fond de la classe, ou dans le couloir. Et lorsqu’ils sont prêts, se présentent alors deux élèves devant moi, celui ou celle qui a aidé et celui ou celle qui a bénéficié d’aide.

J’écoute attentivement l’élève qui s’est entraîné avec un camarade. Je vois le camarade en question, tendu, je vois qu’il forme avec sa bouche les lettres que l’élève interrogé doit prononcer, mais que ce dernier ne voit pas, vu qu’ils sont l’un à côté de l’autre. Et lorsque l’élève y arrive, c’est une explosion de joie, non seulement de celui qui a réussi, mais aussi de celui qui l’a aidé…

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Lorsque je demande si c’est intéressant d’aider un camarade, la réponse est toujours « oui ! », avec un grand sourire. Lorsque je demande comment l’aidant a fait pour permettre à l’autre élève de réussir, là où auparavant il échouait, c’est chacun sa méthode : les uns font répéter encore et encore ; les autres écoutent d’abord, relèvent les difficultés et essaient de donner des conseils, d’autres passent par l’écrit, via une phonologie personnelle…

Lorsque je demande à l’élève qui s’est fait aider, comment cela est possible qu’il comprenne mieux les explications d’un camarade que celles d’un professeur, il n’est pas rare d’entendre que c’est plus facile avec un élève… Et suite à ces réussites, d’autres élèves veulent tenter de relever ce défi. Presque chaque élève de la classe aura ainsi pu être aidé ou aider un camarade.

Alors qu’au début de l’année scolaire, dès que j’entrais dans une salle de classe, c’était « Oh non, pas français ! », maintenant les élèves veulent poursuivre au-delà de la sonnerie : « S’il vous plaît Madame, je me suis entraîné, est ce que je peux lire ? » Qui disait qu’apprendre ne peut être un plaisir ?

Échange réciproque de savoirs

La pédagogie utilisée dans cette façon de mener une séance est celle des RERS (Réseaux d’échanges réciproques de savoirs)[[Pour en savoir plus sur les réseaux d’échanges réciproques de savoirs, pédagogie initiée par Marc et Claire Héber-Suffrin et expérimentée en classe dès les années 70 : http://www.heber-suffrin.org/rers_ecole.htm ; http://www.ecolechangerdecap.net/spip.php?article332 ; https://www.rers-asso.org/]]. Cette pédagogie part du postulat que nous sommes tous à la fois savants et ignorants. Souvent, et c’est une chance, nous ne sommes pas savants et ignorants dans le même domaine, les uns et les autres, alors pourquoi ne pas échanger nos savoirs ?

Lorsque j’échange un savoir avec quelqu’un, que j’offre donc ce savoir, je n’en deviens que plus expert, car je dois organiser, trier, le cas échéant, me documenter pour pouvoir offrir ce savoir. Je dois faire preuve d’empathie, d’altruisme et m’assurer que l’autre personne comprend bien ce que j’essaie de lui expliquer.

C’est une pédagogie qui permet de développer la pensée, de prendre plaisir à apprendre, de rendre explicite les schémas d’apprentissages des uns et des autres, de prendre conscience de différentes réalités. Elle permet de changer le regard sur l’acte d’apprendre, d’accepter les essais/erreurs.

Si elle s’appelle réseaux d’échanges réciproques de savoirs, c’est que cette pédagogie permet de tisser du lien entre les savoirs et les personnes, sans hiérarchisation. Les personnes impliquées deviennent tour à tour offreurs et demandeurs de savoirs dans ce réseau apprenant, dans le respect de la réciprocité.

Patricia Bleydorn-Spielewoy
Professeure des écoles, en poste en Allemagne dans le cadre des échanges de proximité entre le Baden-Württemberg et l’Académie de Strasbourg