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Traverser les écrans

« Il est clair que nous avons un sens restreint et un sens ample du mot « culture ». Le sens restreint, c’est la culture cultivée, la culture des productions esthétiques, artistiques, intellectuelles, et le sens ample, qui est en même temps un sens très profond, c’est un sens anthropologique, c’est l’ensemble des normes, des comportements, des prescriptions, des tabous qui en quelque sorte ordonnent notre « vivre » dans une société donnée[[Edgar Morin, « Analyse et Prévision », Futuribles, octobre 1973 (actes du colloque, Arc-et-Senans, avril 1972).]]. »
Voilà une clé de lecture intéressante pour qui aborde cette question de la culture. Si nous avons tous, plus ou moins, à passer d’un sens à l’autre, il faut bien reconnaitre que l’exercice est plus périlleux, plus acrobatique pour ceux que le milieu d’origine n’a pas placés d’emblée du « bon côté » selon la formule de Bourdieu. Et si certains observateurs de nos sociétés contemporaines estiment que les hiérarchies se nivèlent, que la dimension horizontale de la transmission empiète sur la traditionnelle dimension verticale, que l’éclectisme et un certain relativisme supplantent les signes distinctifs d’antan, y a-t-il pour autant moins de distance entre la culture de l’école et certaines cultures adolescentes ? Non, nous dit Philippe Coulangeon, les clivages ne s’estompent pas, ils se déplacent : « Le clivage pertinent n’est sans doute plus tant aujourd’hui entre culture savante et culture populaire ou culture de masse, mais entre ceux qui ont accès à une grande diversité de biens et services culturels, situés dans des registres plus ou moins « légitimes », et ceux dont l’éventail des pratiques s’avère très peu diversifié, parfois même stigmatisé. » D’où des questions essentielles pour l’école : que sait-elle des cultures des jeunes ? Qu’en fait-elle ? Comment favorise-t-elle l’accès à d’autres cultures ?
De multiples entrées étaient possibles pour ce dossier, qui ne peut prétendre à l’exhaustivité. Nous n’avons pas, par exemple, choisi d’aller voir ce que les changements dans les programmes et contenus d’enseignement disent de l’évolution de la représentation qu’on se fait de la culture scolaire. Nous ne nous sommes pas centrés sur la langue, comme outil ou obstacle de l’accès à la culture : un prochain numéro des Cahiers y sera consacré. Nous n’avons pas exploré la culture scientifique et technologique, faute de propositions de contributions dans ce domaine.
Convenait-il d’évoquer la ou les cultures des jeunes ? Nous revendiquons le pluriel, en partie parce que la massification a ouvert depuis plus de trente ans les portes des collèges et des lycées à des élèves de plus en plus nombreux, et que cette diversité est l’un des paramètres que l’école a bien du mal à vivre comme une chance : comment construire une culture commune à partir de différences certaines ? Dans les années soixante, la culture adolescente s’est construite contre celle des adultes, avec une revendication de pratiques culturelles spécifiques, de modes de vie et de rapport au monde qui lui appartenait en propre. Un demi-siècle plus tard, peut-on encore parler d’une culture adolescente, spécifique et distincte de celle des adultes ou d’une diversité de cultures adolescentes ? Comment les évolutions du monde – la consommation, les loisirs, le numérique – ont-elles pénétré ce monde des jeunes ? La première partie de ce dossier abordera ces questions.
Nous avons par contre choisi de mettre au singulier « culture de l’école ». Il nous semble que, sans nier des différences sensibles liées aux conceptions des enseignants, aux publics auxquels ils s’adressent, aux usages et aux priorités des établissements, la visée – faut-il dire le rêve ? – reste toujours de s’accorder sur la culture à transmettre. C’est sans doute la négociation de cet accord qui pose tant problème : un patrimoine introuvable ? Ce sera l’objet de la deuxième partie.
Donner accès à une diversité d’œuvres, de pratiques culturelles, provoquer des rencontres : telle est bien la visée de nombreux enseignants qui, inlassablement, cherchent à favoriser chez leurs élèves l’accès à une culture dont ils ne sont pas toujours spontanément demandeurs. La troisième partie nous en fournit de multiples illustrations. Sans verser dans le registre de la déploration, de la nostalgie d’une culture consacrée, ces enseignants font le choix de parier, avec succès, sur l’intelligence et l’exigence. Sans doute se veulent-ils confiants et positifs, attachés à ne pas manquer ce qui émerge d’un contexte foisonnant, à repérer de quoi les générations à venir vont se faire auteurs.
Car l’un des enjeux est bien là : si l’accord est large pour revendiquer la fonction de transmission, quelles formes privilégier ? Quelle part donner à un patrimoine qui aurait valeur en soi ? Comment le mettre à disposition d’une lecture du présent dans un travail permanent de réinterprétation ? De Babel au smartphone en passant par Brueghel, pour reprendre l’illustration de couverture, comment mieux comprendre le monde et se comprendre dans ce monde ?
Il est beaucoup question dans ce dossier d’écrans. Écrans numériques, télévisuels, certes, mais il est un autre écran, plus insidieux, qui peut tenir éloigné de la culture ou en rendre plus difficile l’accès : l’implicite, l’usage réservé de certains codes, le manque de générosité à les partager. L’usage que l’adulte fait, en situation, dans le quotidien de sa classe, de ses propres références culturelles comme un moyen d’accéder à une compréhension accrue du monde, des êtres, des évènements, ce qu’il donne à voir de son propre rapport à la culture peut en rapprocher ou en éloigner les plus jeunes.
On travaillera d’autant mieux, sans doute, à réduire ce sentiment d’étrangeté, qu’on saura, comme M. Germain, le maitre de Camus, regarder les élèves – surtout ceux qui ne nous ressemblent pas – « avec la plus haute considération » et les juger « dignes de découvrir le monde ».

Nicole Priou