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Travailler avec un protocole sanitaire ?
En lisant le protocole envoyé par Marine, j’ai d’abord cru que c’était un gag.
Le témoignage d’Émilie m’a vite détrompée, puisqu’on en trouve de semblables ailleurs et qu’on a maintenant un protocole officiel. Je vous ai lues attentivement, y compris sur le site, et je trouve qu’il y a là beaucoup de points d’appui : la pensée, le faisable et l’humanité. Bien sûr, le déconfinement est plus difficile que le confinement, parce qu’il faut rentrer, mais pas comme on est sorti.
Un jour, avec mes collègues, on s’est raconté les cauchemars qu’on faisait fin août avant la rentrée de septembre. On était des «pédagos» actifs, bienveillants et prêts à s’engager. Ces rêves de salles vides, ou sans élèves, ou sans aucun matériel, ces labyrinthes sans collègues, pour arriver à une salle introuvable, etc. Eh bien, ce qu’Émilie décrit, c’est comme le récit d’un cauchemar… Je ne dis pas ça pour vous casser le moral, au contraire ! Le cauchemar s’arrête quand on se réveille. Et il nous permet parfois de comprendre ce qui nous fait peur. Et d’en être moins défait.
Ce qui me vient en vous lisant, c’est que les enfants-élèves vont être accueillis par des personnes qui sont elles-mêmes prises dans la même situation anxiogène qu’eux, qui ont elles-mêmes des rapports à la maladie, mais aussi à la contrainte et à la frustration, au groupe, qui ont vécu un confinement plus ou moins difficile ou un peu régressif, de toute façon un confinement qui est une situation initiale de cette histoire de déconfinement… Dans l’idéal, je dirais que c’est une situation où l’analyse de pratique et l’accompagnement sont indispensables… Mais pour cela, il faudrait du temps et des accompagnateurs. Et on n’en a pas vraiment. La liste de diffusion des adhérents du CRAP joue ce rôle, en partie.
On ne peut pas faire l’économie du «courage des commencement», pour reprendre la jolie formule de Philippe Meirieu ; et la situation est encore plus inédite que pour le confinement. Revenir sur les lieux du travail pour lequel on se retrouve sans routines, donc sans expérience, quand bien même on en avait plein… Alors justement, c’est ça qu’on peut mobiliser : on sait faire plein de choses, on sait observer, écouter, construire des dispositifs ou utiliser ceux qu’on nous suggère comme possibles, on sait tenir compte de ça pour adapter ce qu’on propose dans la suite : ne nous empêchons pas d’y repenser et d’y recourir une fois passé le moment de stupeur qu’Émilie, revenue dans son école, nous donne à voir si sensiblement. C’est ce que nous raconte Jeanne-Claude, qui a déjà des semaines d’expérience derrière elle avec les enfants de soignants et qui nous donne confiance.
Sur le papier et en situation
Quand je tape le mot déconfinement, je tape tout le temps déconfiene… et je dois enlever ce e parasite qui vient me dire que me déconfiner a à voir avec défier, confier, faire confiance, en moi et dans les autres, reconstruire cette confiance mise à mal par ce qui a précédé.
Mais pour pouvoir remobiliser ce qu’on sait faire et travailler malgré ces procédures incroyables, il faut pouvoir reconnaitre que c’est difficile et qu’on a peur… Merci à celles qui l’ont dit ici, sur cette liste de diffusion. Ce n’est pas un obstacle, c’est la condition de l’action. Sinon, on ne peut que dire non. Consciemment ou pas. Ça ne sera pas sans dégâts.
Je voudrais partager avec vous un souvenir d’une formation à laquelle j’ai participé avec une équipe MAFPEN (Mission académique à la formation des personnels de l’Éducation nationale) il y a très longtemps. Le formateur était Jacques Nimier. Je me rappelle très bien certains dispositifs mais je ne vous en évoque que ce qui m’a le plus frappée : «quand on a une consigne, nombreux sont ceux qui la renforcent jusqu’à rendre impossible ce qu’elle devrait permettre de faire». Par exemple, pour un exercice à deux, le formateur nous avait dit de ne pas parler, eh bien certains (j’en étais !) ont en plus fermé les yeux ! Ou bien on est tous restés debout pour un travail où le formateur ne nous avait pas dit de ne pas nous asseoir, etc.
Ces dernières années, on a bien compris comment une procédure peut empêcher de travailler, surtout si on ajoute de la procédure à la procédure et si elle n’est pas conçue par ceux qui font le travail. Les soignants interviewés ces dernières semaines le disent tous : «enfin on nous a laissés travailler». C’est paradoxal mais ils ne parlent plus tant de souffrance que de redécouverte. Ils ont inventé, ils se sont débrouillés et on les a laissés faire pour qu’ils puissent soigner.
Si le protocole est trop éloigné du travail à faire, on perd de vue ce que l’on cherche à garantir en essayant, forcément vainement, d’anticiper tout l’imprévu avec lequel, dans nos métiers de l’humain encore plus que dans d’autres, on travaille. En rajoutant des règles les unes sur les autres jusqu’à en être ficelé. Le protocole est du côté de la préparation. On ne peut pas anticiper l’imprévu, on peut s’y préparer en anticipant avec des prévisions. Mais il y aura de l’imprévu. Et l’imprévu n’est pas la mort, c’est la vie. En classe, on se réfère à sa préparation et on travaille : on s’adapte, on vit, on fait avec les enfants et les enfants avec nous. Ça reste vrai ! Ce n’est pas enfreindre ou transgresser ou désobéir. C’est travailler. Si ce n’est pas possible…
Ce n’est pas le protocole qui protège, c’est la personne qui travaille en s’y référant. Comme dit Philippe Watrelot, ce sera «ce qu’on en fera». Devant des procédures aussi sévères que celles que vous nous montrez, je me dirais peut-être : quelle contrainte je renforce alors que ce n’est pas nécessaire pour garantir ce que j’ai à garantir ? Pour moi ? Pour les élèves ? Qu’est-ce qui est permis dans ce monde d’interdiction ? Quelle liberté autorisent ces règles ? Qu’est-ce que je dois garantir grâce à ces règles pour permettre à ces enfants et à nous, adultes, d’être en sécurité suffisante pour être à l’école ensemble et recommencer à apprendre à vivre ensemble ? Est-ce que ce serait une piste ?
Je me dirais aussi : être à distance d’un ou deux mètres n’empêche pas de se parler ni de s’écouter. Donner les règles et les interdits : oui. Mais écouter très vite l’effet que ça fait à chacun, partager ce que ça fait à chacun, c’est déjà rendre la chose plus humaine.
Là où il y a «du mécanique plaqué sur du vivant»[[Bergson, Le rire.]], il y a potentiellement du burlesque. Ces protocoles vont bientôt se retourner en scène des Temps Modernes et Charlot nous aidera à vivre !
Sylvie Floc’hlay
6 mai 2020