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Tranches de vie

Lorsque j’ai été nommé à l’École normale, j’en ignorais tout. J’avais enseigné en collège, en lycée, à Paris et en banlieue, avec plus ou moins de bonheur, et j’arrivais dans une sorte de pensionnat laïc dirigé par une Supérieure à la bienveillance ironique qui m’accueille et me dit : « Soyez le bienvenu, vous êtes notre premier professeur homme. Vous enseignerez en formation professionnelle et vous dirigerez une équipe de recherche sur l’enseignement du français à l’école élémentaire. » J’allai me coucher en compagnie d’une vingtaine de bouquins de linguistique et de pédagogie.

Dans cet univers exclusivement féminin, collègues et élèves semblaient faire grand cas de ma présence. Moi, ayant verrouillé mon armure, j’entrai dans la carrière en évitant de porter sur mes élèves des regards trop intéressés. Elles, elles me regardaient. Je ne dis pas que j’étais agréable à regarder, mais enfin, j’étais seul au milieu de l’essaim et j’incarnais la nouveauté. L’une surtout, jolie et rieuse, curieuse, que je reçus chez moi au printemps suivant, pour des tête-à-tête un peu guindés. En fait, ce fut elle qui passa ma porte avec désinvolture. Je ne dis pas qu’elle la força. Nous parlions de la vie. Je n’y connaissais pas grand-chose, elle non plus, c’était compliqué. J’essayais d’avoir l’air professoral en comptant les taches de rousseur de son décolleté. Je lui offrais du whisky – le whisky me semblait correspondre à mon nouveau statut après tant d’années de dèche et d’auxiliariat. Elle l’avalait bravement. Sans doute eût-elle préféré du thé. Elle voulut savoir quel sens je donnais à la vie. Je venais d’y entrer. Je balayai d’un geste vague mon décor tout neuf, la bouteille entamée, mes manuels de phonologie, le journal du matin ou celui du soir. Elle répondit que non, cela ne pouvait se résumer ainsi. Elle vint moins souvent, puis plus du tout. J’en fus soulagé et déçu. J’avais pris cette habitude de me sentir important aux yeux d’une jeune fille à peine sortie de son rôle d’enfant sage. Même pas une bonne élève. L’été passa. À la rentrée, j’appris qu’elle s’était tuée dans un accident de moto. Généralement, la fille, à l’arrière, est serrée contre le dos de son conducteur qu’elle étreint de ses bras, dans un geste d’abandon confiant.

L’autre souvenir. À Venise, au pied du Rialto, sur le Grand Canal, quinze ans après. Il fait une chaleur insupportable. J’ai soif. Je mange une pêche, salement, dégoulinant de sueur et du jus de cette pêche. La foule, partout. Soudain, surgie de la cohue oppressante, une jeune femme, lisse et fraîche, flanquée d’un homme et de deux jeunes filles. Elle se plante devant moi, me nomme, se nomme, dit que je n’ai pas changé. « Vous me reconnaissez ? » Ce n’est pas une question. Oui, mais où l’ai-je connue ? Puis ça revient. Une classe de troisième, au lycée annexe de ***. Cette gamine qui, l’année suivante, revenait avec deux ou trois autres suivre mes cours, et cela m’avait valu quelques remarques acerbes de la part de leur professeur. J’avais fini par leur interdire l’entrée de ma classe. Je me demande ce qui pouvait motiver une telle fidélité. Et elle, vingt ans plus tard, elle dit : « Vous avez décidé de ma vocation, à cause de vous je suis devenue professeur. » Elle ne dit pas : « grâce à vous » mais à cause de vous… Elle est agrégée de philosophie. Elle me sourit. Ce gentil mari est son mari ; ces deux jeunes filles sont ses filles et ont l’âge de leur mère du temps qu’elle était mon élève, et moi, je suis celui qui n’a pas changé et qui a changé sa vie. J’en pleurerais, pas à cause du professorat ni de la philosophie, mais parce que cette miraculeuse enfant – environ trente-cinq ans – vient de me dire qu’elle m’aima (j’emploie ce verbe faute de mieux, comme tout le monde), dans cette autre vie qui est pourtant la mienne. Mais je ne pleure pas ; je balbutie des mots sans intérêt et elle s’en va, discrètement. On me demande qui elle est. Personne. Une grâce passagère. J’ai oublié de l’embrasser.

Jean-Pierre H. Tétart, Professeur à l’IUFM des Pays de Loire.