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Territorialisation : ni menace, ni chance… un fait

C’est une idée bien arrêtée : l’école de la République se doit de donner accès à un savoir universel et donc de dépasser l’horizon du village, du pays, de la région, voire : de la Nation elle-même. Mais quand il s’agit de conjuguer le local et le global, les choses ne sont pas si schématiques…
En instituant les lycées, Napoléon a instauré une coupure stricte entre ces établissements et leur territoire. L’essentiel des élèves y était interne, les professeurs venaient de tout le pays, les programmes étaient fixés à Paris. On trouve dans les archives du lycée de Marseille, une lettre de parents insistant pour que leurs enfants continuent à pouvoir prendre des cours d’arabe. Sans doute étaient-ils en affaires avec le Levant. Ils n’eurent pas gain de cause… L’habitude de la coupure est restée, la République ne l’a pas changée. Pourtant, une telle coupure ne s’est jamais installée au même degré dans l’enseignement primaire, ni administrativement, ni pédagogiquement. Mieux, en métropole comme aux colonies, la République fit des « petites patries » l’amorce imaginaire du territoire national et des solidarités transcendantes[[Jean-François Chanet, L’École républicaine et les petites patries. Paris, éd. Aubier/Histoires, 1996.]]. Et si, en réponse à Poincaré, Jean Jaurès remettait en avant le caractère fédérateur de la « grande patrie », il n’en défendait pas moins, par exemple, la « patrie méridionale », et la langue d’oc dans la mesure où elles contenaient en elles « une part de l’universel »[[Les Cahiers de Jean Jaurès n° 152.]].
Contrairement aux idées reçues, la culture scolaire n’a pas toujours nié les identités régionales[[Anne-Marie Thiesse Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique. Paris : éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1997.]]. Classes promenades, leçons de choses, puis activités d’éveil : sous divers modes, la République a tenu à donner aux apprentissages à ce niveau un certain ancrage dans le territoire local, et à faire de l’instituteur un personnage local. Non sans tensions syndicales.
Car la culture enseignante moderne a développé un souci d’indépendance (toutes les organisations professionnelles ont cette tendance), une distance méfiante avec les hommes en charge des municipalités et plus généralement les hommes politiques, soupçonnés de servir des intérêts particuliers, d’agir par électoralisme. La revendication du service de l’intérêt général a pu justifier l’entretien des barrières que les écoles et établissements scolaires élèvent entre eux et leurs territoires. Elle le fait encore. L’idée que les établissements scolaires poursuivent par nature des buts d’intérêt général, tandis que les parents ou les collectivités locales et territoriales poursuivent par nature des intérêts particuliers qui menacent l’intérêt général reste fort courante.

« La territorialisation éducative : menace ou chance pour l’intérêt général ? »…

En écho à ce non-dit que tous connaissent, le séminaire national organisé le 2 février 2006 par École et territoire, sur la relation de l’école au territoire, se donnait comme problématique : « La territorialisation éducative : menace ou chance pour l’intérêt général ? »…
Ce séminaire fut le point de départ du présent Cahier. Pourtant, nous n’allons pas répondre à une telle question. Un des buts principaux de ce dossier est au contraire d’amener le lecteur à faire un pas de côté par rapport à une vision a priori des relations entre école et territoire en termes de menace. Ni menace, ni chance : un fait. L’école n’est pas « hors sol », écrit Francis Morin (ci-après). C’est cela qu’il s’agit d’éclairer ici. Les relations entre l’école et le sol – les territoires qui balisent son sol, les acteurs qui s’y préoccupent d’éducation – sont objectivement complexes. Des déterminations et des interventions nombreuses concourent à enchevêtrer ces liens. Or, elles modèlent l’intérêt général local en matière d’éducation. Un acteur soucieux de l’intérêt général en matière d’éducation ne peut les ignorer, c’est pourquoi il nous est apparu indispensable d’en parler dans les Cahiers. Dans ce dossier, la pédagogie est incluse : il y a, ou il peut y avoir, une pédagogie du territoire (on verra que les programmes généraux sont peu diserts sur ce point : voir l’article de J.-L. Auduc) ; mais la dimension pédagogique est inscrite dans un ensemble plus vaste de relations qu’il s’agit de repérer.
De fait, qu’on le veuille ou non, qu’on le prenne en compte ou non, le territoire exerce des effets sur les ambiances éducatives et sur les trajectoires scolaires des élèves. C’est ce qu’illustrent les articles de la première section de la première partie de ce dossier : le territoire façonne l’éducation, — le territoire ou plus exactement, comme le montrent Catherine Barthon et Brigitte Monfroy, les « territorialités », c’est-à-dire les façons dont les acteurs sociaux, les gens, s’approprient l’espace, lui confèrent des valeurs sociales, et orientent leurs actions en fonction de ces marquages, en matière d’éducation scolaire comme dans d’autres domaines.

De nouvelles missions pour l’appareil éducatif

Et c’est justement la puissance de ces logiques sociales et économiques qui légitime la formulation par l’État de nouvelles missions pour l’appareil éducatif ou de nouvelles modalités de fonctionnement. Dans les zones exposées aux risques de précarisation, spécifiquement, afin d’enrayer des effets de spirale négative susceptibles de dégrader tout autant l’action éducative des établissements que leur environnement : dans les zones rurales où se vit une mutation de l’activité économique ; dans les zones urbaines pauvres où se conjuguent tous les facteurs d’anomie sociale. Comme le montre la deuxième section de la première partie, c’est dans l’enseignement agricole que la formulation de nouvelles missions a été le plus assumée et promue par la décision ministérielle. Tous les futurs professeurs de l’enseignement agricole bénéficient désormais d’un stage Eter « Enseignement et territoire » qui les prépare à comprendre les interdépendances. Dans l’Éducation nationale, les formules successives de l’éducation prioritaire, combinées avec les transferts de compétences dans le cadre de la décentralisation, ont promu de nouvelles coordinations entre acteurs scolaires et villes, conseils généraux, régions. Il s’agit de rechercher des cohérences, des convergences (voir encadré plan Borloo/éducation prioritaire). Mais les formules administratives ne sont pas fixées (voir Guillaume, OZP), les coordinations restent dépendantes des investissements des uns et des autres et souvent, en particulier, de la propension des acteurs scolaires à se saisir des offres de partenariat avancées par les acteurs locaux. La décentralisation a donné aux collectivités locales et territoriales une mission générale en matière d’éducation, mais l’essentiel des compétences juridiques appartient à l’administration (voir Dutercq).
L’objet de la deuxième partie du dossier est alors d’illustrer ces nouvelles coordinations locales autour du développement éducatif des territoires, particulièrement dans les zones en difficultés. Nous avons placé sur le site des Cahiers des articles qui montrent très concrètement la participation des établissements agricoles au développement local, les interdépendances entre activité de formation et activité économique dans des cas précis en zone rurale (article de Jocelyne Martin, de Bernard Labonne). Dans le dossier papier ci-après, sont analysés quatre cas – bien différents les uns des autres – de configurations partenariales en milieu urbain défavorisé. L’analyse est très concrète encore une fois, de façon à mettre le doigt sur les problèmes, à dire les questions qui se posent pour les acteurs. Un cinquième exemple nous fait pénétrer l’historicité particulière d’une initiative de conseil général à l’égard de tous les collégiens d’un département (article d’Hélène Fenet).

Enraciner les apprentissages

La troisième partie du dossier examine la place faite au territoire dans le curriculum. Dans l’enseignement agricole et dans l’Éducation nationale, la philosophie générale est la même, mais les incidences curriculaires et les traditions sont bien différentes. C’est particulièrement visible dans le cas de l’éducation au développement durable : inscrite au programme dans l’enseignement agricole (voir article de Peltier), encouragée mais laissée aux initiatives du terrain dans l’Éducation nationale ; ou encore dans la formation initiale des enseignants (voir J. Gasztowtt). Pour autant, certaines modalités sont transférables. Nous avons donc distingué deux sous-parties. La première présente des dispositions générales adoptées dans l’enseignement agricole pour inscrire le territoire dans les contenus d’enseignement et plus généralement (exemple très précieux) pour installer le territoire dans les compétences générales de l’enseignant. Une action particulière dans les Vosges est aussi exposée (article de France Rubiello). La deuxième sous-partie montre des modes d’organisation pédagogiques qui permettent, dans l’Éducation nationale, d’introduire dans la classe l’ancrage territorial de l’école, d’en faire un matériau pour l’enseignement et un facteur dynamique du projet annuel avec la classe. Ces modes d’organisation sont classiques, ils ont toute une tradition (quoique bien trop minoritaire) dans l’enseignement primaire, comme le montre le dossier. Mais la pédagogie de projet qu’ils mobilisent a pris pied plus qu’auparavant dans les collèges, dans les lycées par le biais des TPE et de l’ECJS. Par ailleurs, ils peuvent s’appuyer sur les projets d’équipements culturels ou sociaux présents dans l’environnement (comme le montre ici l’exemple d’Athis-Mons).
Les logiques partenariales ont ainsi, ou peuvent avoir, une incidence au cœur même des parcours d’apprentissage, dans l’intérêt général bien compris.

Françoise Lorcerie, université d’Aix-en-Provence.
Pierre Madiot, professeur à la retraite.


Merci à École des territoires (ministère de l’Agriculture) qui a organisé le séminaire national du 2 février 2006, ainsi qu’à Olivier Masson qui a été à l’initiative de ce dossier.