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Sur l’enseignement de l’histoire, Débats, programmes et pratiques du XIX° siècle

Voici une histoire engagée de l’enseignement de l’histoire divisée en cinq chapitres disposés, comme il se doit, dans l’ordre chronologique. Ce grand récit amène le lecteur à découvrir ou redécouvrir les discussions et les choix liés au passage de l’enseignement de l’histoire sainte à celui de l’histoire politique sous la forme du « roman national » au XIXe siècle, jusqu’aux discussions des programmes de 2015 et à cette question « À quoi sert de remplacer Jeanne d’Arc par Louise Michel si rien de l’héroïsation ou de la romance ne bouge ?  ».

D’une certaine façon c’est une histoire « immobile » qui nous est présentée tant il semble que les « fondamentaux » de la discipline, les ornières bien profondément creusées par la tradition (histoire récit, héroïsation, gallocentrisme, documents illustratifs, récitation) traversent le siècle et demi sans changer au fond ; tant il semble que les programmes du primaire et du secondaire « faussement neutres, faussement équilibrés » évoluent peu malgré les controverses (la place de l’histoire nationale, le rôle des « héros » – et héroïnes – celle des « subalternes », la chronologie, le récit, la relation entre histoire et mémoire, la place de l’histoire du temps présent, celle de l’extermination juifs d’Europe ou encore celle de la colonisation…). L’auteure montre un tournant toutefois qu’elle situe dans les années 1980 où la dimension « citoyenne » de l’histoire enseignée telle qu’elle est prescrite par les programmes passerait d’un projet politique et social (pas forcément progressiste au demeurant) à un projet culturel où la composante identitaire devient obsessionnelle : « une matière thérapeutique pour soigner tous les maux de la société, la discipline historique devient le réceptacle des angoisses des uns et la solution miracle des autres. Trente ans plus tard, nous sommes encore englués dans ces pièges ».

Pour autant ce n’est pas une histoire désenchantée qui dirait « bah, depuis le temps, voyez bien que rien ne change, alors à quoi bon… » ! Parce qu’à chaque moment de cette histoire, les possibles non advenus, les alternatives minoritaires mais fortes, les brèches dans les constructions programmatiques pas si cohérentes que cela, laissent le futur du passé ouvert et disent les enjeux du présent.

La présentation de ces controverses est l’occasion de montrer un complexe jeu d’acteurs dont les conflits renvoient tous à la lutte toujours renouvelée entre partisans d’une histoire scolaire visant l’endoctrinement et partisans d’une histoire scolaire émancipatrice. Les premiers n’apparaissent pas comme un groupe cohérent ou organisé (même si l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie, pour la période récente, est souvent citées comme porteuse d’un discours conservateur). Ce qui frappe c’est le poids dans les décisions de groupes de pression politique, de « personnalités », des alliances de circonstances entre des acteurs dont la principale caractéristique commune est leur capacité à émettre et faire entendre des opinions simples et tranchées quand bien même elles ne reposent pas sur une connaissance fine des questions posées. Les partisans d’une histoire scolaire émancipatrice ont la part belle dans l’ouvrage où l’on croise les défenseurs de l’Education nouvelle dans l’après-seconde guerre mondiale (les Cahiers pédagogiques sont abondamment cités pour cette période), les enseignants du groupe « Enseignement 70 » dont faisait partie Suzanne Citron, les membres du collectif Aggiornamento enfin dont l’auteure est membre fondatrice pour la période actuelle. Eux non plus ne sont pas présentés comme un groupe monolithique, mais leurs arguments sont solidement étayés et surtout, leurs positions fermes quant à la finalité émancipatrice de l’enseignement de l’histoire, sont nuancées. L’une des phrases qui revient plusieurs fois dans l’ouvrage (à propos de Lavisse comme de l’enseignement du « fait religieux ») est bien connue des lecteurs des Cahiers : « c’est plus compliqué que cela ». Le livre de Laurence de Cock montre que l’on peut prendre en compte la complexité du réel et maintenir de fortes convictions.

Le pari annoncé d’une histoire au ras du sol est en grande partie respecté, les premiers chapitres montrent les écarts entre l’histoire prescrite et l’histoire réellement enseignée dans les classes en s’appuyant sur de solides références aux grandes thèses parues sur le sujet (celles de Brigitte Dancel, d’Evelyne Héry, de Benoît Falaize…) même si le commentaire des choix politiques, des programmes, des polémiques politiciennes sur l’enseignement de l’histoire occupe la première place : du fait assurément des engagements de l’auteure mais aussi du fait de la difficulté à rendre compte de l’histoire telle qu’elle est enseignée faute de sources et de travaux (notamment pour la période récente où l’histoire réellement enseignée est abordée à travers le prisme de la grande étude dirigée par Françoise Lantheaume sur la façon dont les élèves rendent compte de l’histoire de France) et aussi plus simplement du fait de l’immense diversité des pratiques réelles.

Le livre se termine en rappelant qu’en histoire, comme ailleurs sans doute, les choix de contenus ne sont pas indifférents, même s’ils n’épuisent pas les débats nécessaires. Construire le rapport à l’histoire et au passé des sociétés pourrait, selon l’auteure passer par le respect de dix « préceptes » inspirés du didacticien suisse Charles Heimberg, qui composent des boussoles pour « rendre l’histoire scolaire active ?… une histoire scolaire qui agirait comme tremplin d’un rapport critique au monde d’abord, puis d’une prise de conscience par les élèves de leur place à occuper comme acteurs de ce même monde ». Le premier de ces principes est puissamment mis en œuvre par Laurence de Cock : « Dans le passé rien n’est jamais joué d’avance, il s’agit d’insister sur l’éventail des possibles ».

Yannick Mével