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Le livre du mois du n°514 – Socrate dans la cité

Ces deux DVD réalisés en collaboration avec Sébastien Pesce nous font partager quelques moments de vie, mais aussi de réflexion, de la classe relai de Frédérique Landoeuer que les lecteurs des Cahiers connaissent déjà pour son projet : faire des origines l’avenir d’élèves en voie d’exclusion. Un autre collège est possible, les élèves dits « ingérables » ne le sont que parce que l’école n’a pas su les accueillir. Discours démagogique ? Socrate dans la cité, le premier film, nous met en présence du dilemme à l’origine de la philosophie : risquer sa vie en éduquant ou vivoter. Faire progresser ces huit élèves ne va pas de soi. L’un d’eux émet ce diagnostic : « Au collège, ils ne nous font pas penser, ils nous font dépenser », dépenser comme on déraisonne ou comme on consomme. Mais, s’inspirer du mythe de la caverne, c’est abandonner sa famille et « vous, les Français (entendre les mécréants), vous êtes prêts à délaisser les vôtres ».

Dans ces moments de dialogue fort, Frédérique utilise quatre affiches portant sur la philosophie pour la vérité, les sciences pour la vérification, les arts pour l’expression et les religions pour les croyances. Sept garçons et une fille découvrent un dynamisme transdisciplinaire qui les fait forger cette certitude que l’existence de Dieu ne peut pas être prouvée, pas plus que son inexistence.

La question de l’origine produit des apprentissages, mais aussi de l’émancipation. Ainsi, Michel Tozzi affirme qu’il est fier d’être homme avant que d’être Français. Les élèves entrent dans l’échange avec lui et voudraient le payer, quand ils constatent qu’il a acheté son billet de train pour venir les rencontrer. D’où cette remarque : « Nous sommes fiers de nous. C’est les autres qui sont pas fiers de nous. » Frédérique multiplie les invitations. Et Albert Jacquard de proposer d’inscrire au fronton des écoles : « Ici, on organise l’art de la rencontre. »

Les efforts de Frédérique portent sur l’apprentissage de la pensée, même si elle conduit à réfléchir un peu chaque jour sur sa propre mort. Michel Tozzi le fait remarquer en rapprochant les propos d’Épictète de ceux d’un des apprentis philosophes. Deux séquences révèlent comment travailler les représentations sur la respiration pour s’interroger sur ce qu’est la science et comment Le Cri de Munch permet de représenter la peur.

Les propos de sept invités constituent le deuxième DVD. Le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun y parle de « jouissances sans désir » pour illustrer le plaisir de Tarek à conduire une voiture volée, délit qui lui vaut d’attendre son jugement pendant presque un an. Entretemps, il aura écrit une suite remarquable au mythe de la caverne, et Frédérique l’aura lue à la classe.

Il est souhaitable de faire connaitre cette action pédagogique et ces documents qui permettent de la comprendre grâce aux introductions de Frédérique et aux apports des invités, d’où une grande souplesse dans l’exploitation en formation ou en réflexion d’équipe. Cinquante-neuf séquences multiplient les éclairages sur des situations qui illustrent le nouvel objectif que peut atteindre l’école. Pour Albert Jacquard, elle se doit de « faire d’eux [des élèves] des hommes intégrés à l’humanité en cours de construction […] dans une société qui se cherche elle-même ». Il est particulièrement émouvant de l’écouter consacrer toute l’énergie qui lui restait alors pour insuffler à l’école « la chance d’un dynamisme nouveau ».

Richard Étienne


Questions à Frédérique Landoeuer et Sébastien Pesce

Frederique Landoeuer © Luc Jennepin

Frederique Landoeuer © Luc Jennepin

 

Quel but poursuivez-vous en réalisant et en diffusant ce coffret ?
Frédérique Landoeuer : Ce qui nous a portés pour mener ce projet, c’est le désir de montrer que l’échec scolaire ou la violence ne sont pas des fatalités. Le discours ambiant donne un peu l’impression que ces jeunes sont perdus pour la société, qu’il n’y a rien à faire. C’est comme si les professeurs étaient juste victimes des élèves, de leur incompétence et de leur violence. Non, les adultes peuvent faire des tas de choses, et on a voulu le montrer en images, et aussi l’expliquer grâce aux commentaires.

Nous sommes convaincus que la pédagogie peut répondre au malêtre d’adolescents qui vivent dans un monde de plus en plus désymbolisé. Si on écoute ces élèves en rupture, on réalise qu’ils n’ont pas les clés pour comprendre le monde et y agir. Ils ont du mal à se forger une identité, mais les professeurs peuvent travailler là-dessus.

Comment utilisez-vous ces DVD en formation d’enseignants ?
Sébastien Pesce : Quand Frédérique a écrit les films, c’était avec l’idée que chacun traite d’un thème précis, et qu’il soit court, pour une utilisation en formation. Le but était de montrer les situations de classe, sans voix off, pour permettre aux gens de se poser des questions, de débattre. C’est pour ça qu’on a conservé des échanges longs entre les enfants, pour que les participants comprennent comment la pensée se construit. On a aussi gardé des moments où ça ne marche pas : le but n’est pas de faire croire que tout est rose. Il faut s’accrocher, prendre le temps, et ne pas baisser les bras après un premier essai qui n’a pas été convaincant.

On continue à utiliser les films de cette manière, à l’ESPÉ ou en formation continue : on diffuse un film sans donner trop d’explications. Le débat s’engage, on amène des précisions sur les méthodes, sur les raisons pour lesquelles Frédérique a fait tel choix pédagogique. Grâce au DVD d’entretiens, on peut passer des extraits très courts pour compléter l’analyse faite par le groupe. Évidemment, il ne faut pas que ça remplace le débat entre participants, ce serait le contraire de l’esprit des films ! L’objectif de l’outil, c’est qu’il soit utilisé par n’importe quel formateur : les entretiens sont classés dans neuf rubriques, mais aussi par film. Ça permet de savoir quelles séquences on peut utiliser pour alimenter le débat.

Pour notre part, on intègre beaucoup les films dans des formations plus larges, que nous menons sous la forme de formations sur site, sur divers thèmes : prévention de la violence, gérer des classes difficiles, accompagnement éducatif et scolaire, etc. Bien sûr, grâce aux entretiens, le coffret peut être utilisé par les enseignants de manière autonome. On pensait qu’il ne se vendrait qu’à des formateurs, on est étonnés du nombre de collèges qui le commandent !

Quelle complémentarité avec le livre à paraitre qui est annoncé avec le titre Les enfants de Gaïa ?
F. L. : Le DVD entre par les thèmes, le livre propose une entrée historique, il permet de comprendre comment le projet s’est construit. Le livre seul ne suffirait pas. Ça ne montre pas la réalité de la pratique, il y a des prises de conscience qu’on peut faire avec les images. D’autant plus que la parole des praticiens et des chercheurs est de moins en moins entendue. Quand on raconte, même des pratiques concrètes, qu’on a expérimentées la veille, on nous répond qu’on est utopistes, que ça ne peut pas marcher. Face aux films, il faut une sacrée mauvaise foi pour dire que ça n’existe pas.

S. P. : En même temps, les films montrent le produit fini, après plus de quinze ans de travail de Frédérique sur ce projet. Les gens ont tendance à dire qu’ils ne se voient pas faire quelque chose d’aussi énorme. Le livre permet d’expliquer comment mettre en place le projet pas à pas, de montrer comment les choses peuvent fonctionner avec des effectifs, des publics différents. Et dans les films il y a des limites à l’analyse, on ne peut pas tout dire, sans quoi ils deviennent inutilisables. Le livre permet de faire le lien avec d’autres pratiques, l’histoire de la pédagogie, et d’analyser les processus d’apprentissage visés par le projet. Et bien sûr, le livre renverra à des séquences du coffret, pour rendre la lecture plus dynamique, ou permettre à ceux qui regardent les films de chercher des précisions dans l’ouvrage. Ça s’inscrit dans l’esprit des éditions multisupports que cet éditeur associatif développe depuis quelques années.

Propos recueillis par Richard Étienne