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Si 7 = 0, quelles mathématiques pour l’école ?

Sont féconds tous avis ou critiques qui font progresser la réflexion. En cela, sous la plume d’une documentaliste et d’une spécialiste, les sept colonnes consacrées par les Cahiers pédagogiques à mon dernier livre[[Si 7 = 0, quelles mathématiques pour l’école ? Odile Jacob, 2004. Les crochets renverront aux articles [1] de la documentaliste, [2] de la spécialiste.]] ont atteint leur but, au moins pour moi. Je remercie donc la rédaction des Cahiers de me permettre d’y revenir.
Difficile, à moins de faire un livre-gigogne, de mettre dans le dernier livre ce qu’il y a dans tous ceux qui l’ont précédé, et qu’on regrette de n’y point trouver. L’Âge du Capitaine, par exemple, avec son sous-titre explicite De l’erreur en mathématiques me semble être pour quelque chose dans le changement de statut de l’erreur : distinguer les erreurs structurelles, inévitables, donc véritables tremplins de sens pour éprouver les sauts qualitatifs du savoir[[Permettant par exemple d’établir à partir des fameux (a+b)2 = a2 + b2 ou V2+V3 = V5]], des conjoncturelles, éclairantes sur les ambiguïtés ou insuffisances d’une méthode, donc évitables si identifiées. Les milliers d’erreurs analysées dans mes livres apportent ainsi des milliers d’occasion de réflexion sur la matière enseignée et la manière dont elle l’est. Alors lire que « Stella Baruk nie l’intérêt pédagogique qu’il peut y avoir à identifier, dans le courant d’un apprentissage, des erreurs classiques pour les retravailler » [C] [[La lettre C entre crochets indique une citation de l’article de Françoise Colsaet.]] me laisse un peu interloquée, voire scandalisée : peut-on être tout à la fois spécialiste et ignorer l’apport de ce Capitaine, quel que soit son âge ?
L’impossible livre-gigogne aurait dû sans doute rappeler aussi comment s’élabora un enseignement fondé sur la langue et le sens. D’innombrables « réparations » ayant fait progresser des élèves en maths, bien sûr, mais aussi, en français, ces « effets secondaires » prirent leur place, première, dans une conception d’ensemble. Devoir comprendre, en 4e, qu’un cosinus caractérise un angle aigu, que telle « situation de Thalès » privilégie telle parallèle, m’amenait à demander : « tu sais ce que “caractériser” – ou “privilégier” – veut dire ? »
Généralement, c’était non : ces mots prenant leur sens en quelques phrases dans la langue à laquelle ils appartiennent, on revenait au cosinus ou à Thalès.
Il s’avérait que donner à penser des objets mathématiques exigeait de fournir en même temps des outils de pensée gisant dans la langue : c’est de cette découverte que naquit le Dictionnaire. Le souci d’humaniser une matière que parfois un simple signe incompréhensible rend opaque a rendu service à tant de lecteurs qui disent avoir travaillé, enseigné à partir de ce Dictionnaire, ou pu reprendre des études, ou compris des notions jamais comprises, ou trouvé du plaisir à y circuler au gré de leur curiosité, que les quatorze années passées à le rédiger trouvent a posteriori leur justification. Reste que vraiment, avec ces 1345 pages d’articles qui sont autant d’exposés pédagogiques de notions mathématiques, je me vois mal faisant « l’impasse sur la difficulté intrinsèque de l’apprentissage » [C].
Venons-en à une évidence que le temps a confortée : c’est à l’école que se tisse le « destin mathématique » d’un élève. Puissances, logarithmes, et plus simplement fractions ou pourcentages sont tributaires du b-a ba de la numération, comme calcul numérique ou littéral, intelligibilité d’un rapport trigonométrique le sont des opérations élémentaires. S’il est donc un lieu et un moment où est cruciale la nécessité de fonder un enseignement sur la langue et le sens, c’est bien celui de l’école. Deux expériences d’un tel enseignement furent menées dans des écoles parisiennes, et une l’est officiellement aujourd’hui en Nouvelle Calédonie[[Voir l’article de l’IEN Edmond Roy dans Sentiers, faisant état d’une action menée aussi bien à Nouméa qu’en brousse.]].
L’école du passé qui a été une grande merveille n’était pas faite pour initier aux mathématiques. Elle a produit Camus et Sarraute, mais a aussi renvoyé à leurs vaches nombre de ceux dont on ne saura jamais pourquoi ils ne savaient pas plus après qu’avant leur table de multiplication. Aujourd’hui, le trop d’échecs précoces, malgré le dévouement une fois pour toutes hors de cause de ses enseignants, impose des analyses dégagées de toute sentimentalité ou révérence. L’école du passé ne peut pas remplir sa fonction, si elle ne reconsidère pas, en douceur, ses traditions « numériques ».
On peut découvrir dans les deux volumes de Comptes pour petits et grands[[(désormais désignés par Comptes I pour la numération, Comptes II pour opérations, calculs et problèmes) Magnard Paris.]] comment une autre manière de travailler, en organisant autrement la matière, permet avec des maîtresses volontaires, non seulement de raréfier l’échec, mais de préparer les enfants à un savoir à venir. Prendre en compte le monde qui nous entoure, mais en le distinguant de celui des idéalités mathématiques, met en place des « invariants d’un savoir définitif » qui sont loin d’être un « mythe » [C] mais restent sans doute inimaginables pour ceux qu’abuse une idée du savoir et de l’enfance les engluant dans le concret.
Loin d’être énoncés « de façon impérative » [C], mes supposés « interdits » sont expliqués, argumentés. Confondre « impératif » et « affirmatif » c’est comme confondre axiome et théorème, ce qui est pour le moins… approximatif. Comme l’est le procédé consistant à m’opposer à « d’autres », qui, dans la même logique de l’Autre – que moi – « apportent des analyses autrement plus constructives » [C]. Est donc posé a priori qu’avec plus de vingt mille pages d’analyses, d’exemples, de réflexion, avec d’innombrables actions militantes, de conférences, d’articles, avec des expériences innovantes donnant une idée de ce qu’un enseignement cohérent, organisé, issu du terrain, théorisé, pourrait apporter à une école première, je « ne propose pas » [C].
Eh bien soit. Je ne propose pas, je dispose. Alors pourquoi, oui pourquoi ai-je écrit des livres ? Pour que disparaissent les maux évitables, ces « mauvais moments en mathématiques » [C] euphémisme s’il en est pour désigner la véritable souffrance que représente l’opacité du sens, jointe au doute sur des aptitudes que l’on a tendance à assimiler à l’intelligence.
Mais pas seulement. Pourquoi continuer le combat ? C’est que je persiste à ne pas le croire « perdu d’avance ». La somme de témoignages reçus, le bonheur de voir grands et petits retrouver avec l’appétit tout court celui du savoir, enracine l’idée qu’avec tous ceux de bonne volonté qui sont prêts à mettre préjugés et pensers anciens en débat, peut advenir cette révolution douce, origine d’une école première pour tous. Alors tant que j’en aurai la force, pourquoi pas ?

Stella Baruk