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Se donner un genre

Nicole Mosconi[[Nicole Mosconi, « Limites de la mixité laïque et républicaine », Cahiers pédagogiques n°372, 1999.]] a observé que « pour limiter les prises de parole des filles, les garçons usent de moquerie et de dérision ». Elle souligne que même si ce n’est pas l’attitude de la plupart des garçons, il suffit d’une poignée pour faire régner « l’ordre » (ici des sexes) et ce que nous avons aussi observé dans les classes qui ont fait l’objet de notre enquête : il s’agit d’abord et avant tout d’un groupe de dominants, qui s’avèrent être dans ce cas des garçons, qui initient plus d’échanges avec le professeur et qui adaptent leur style d’intervention sur celui de l’enseignant, partageant ainsi une « micro-culture ».

Un humour très culturel

Dans les groupes, la communication humoristique joue un rôle non négligeable de production de conduites normatives et normées. Les stratégies de « faire rire » ont été apprises tout au long de l’enfance dans les échanges quotidiens et seraient propres à une certaine culture, des facteurs sociaux et contextuels devant être acquis pour que l’humour soit réussi. L’humour est donc le résultat d’une interaction complexe de formes verbales ou non verbales et de la connaissance du milieu socioculturel.
Notre étude s’est effectuée au cours du premier semestre de 2010 dans une école privée d’une grande ville de Chypre. Les langues étrangères enseignées sont le français et l’italien, l’anglais (langue seconde) et le grec (langue maternelle). Les classes étaient constituées de groupes âgés de 13 à 14 ans, ou bien de 16 à 17 ans. Cette école est devenue mixte en 2000 après avoir été une école de filles, mais les filles constituent encore les deux tiers des élèves. Cette proportion est encore plus accentuée dans les classes de français : vingt-deux filles et sept garçons, dix-huit filles et cinq garçons dans la deuxième, quatre garçons et sept filles dans la troisième classe par exemple. Le contexte joue donc en faveur des filles, si l’on considère le paramètre de la proportion des sexes.
L’enseignante, chypriote, bilingue français et grec, âgée de 35 ans, enseigne depuis deux semestres dans l’école, et a une expérience d’une dizaine d’années d’enseignement. Son style d’intervention est dynamique, décontracté, fondé sur l’interaction avec les élèves. Elle pose bien sûr la plupart des questions, mais elle n’hésite pas à faire des plaisanteries, et parfois des remarques franchement ironiques que ce soit vis-à-vis d’elle-même ou des élèves. Le style de l’enseignante domine et semble donner le ton des échanges qui est celui de l’humour et de la décontraction

Des attitudes différentes en classe

Chez les filles le contrôle du corps, le port de tête, les bras croisés et le regard tourné vers le professeur indiquent chez la plupart des étudiantes réserve, concentration et coopération. Parmi les garçons, dans la classe la plus jeune, un seul adopte le même maintien et est d’ailleurs assis au deuxième rang. Les autres sont plus détendus ce qui peut expliquer le fait qu’ils se sentent libres de faire de l’humour. Des études antérieures ont montré en effet qu’être acceptées et acceptables par le professeur était très importants pour les filles, plus que pour les garçons. Interrompre par une plaisanterie ne se fait donc pas aussi facilement, sauf si un garçon a déjà ouvert la possibilité d’une telle interruption, qui a alors été acceptée par l’autorité.
Quant à « la cognition sociale implicite » pour reprendre l’expression de Nicole Mosconi, la catégorie considérée comme supérieure est valorisée, ce qui se traduit dans la classe par la fréquence des échanges entre enseignante et garçons. Les garçons sont quatre fois plus souvent interrogés que les filles, alors que dans une classe de langue les attentes auraient été l’inverse, et que les filles, trois fois plus nombreuses, sont aussi meilleures : 100 % des garçons ont été interrogés dans les vidéos contre 75 % des filles. Aucune fille ne répond plus que quatre fois alors que deux garçons sont interrogés plus de huit fois. Pourtant, elles lèvent la main autant que les garçons. Certains garçons contrôlent la classe physiquement en levant la main très rapidement, en fixant la professeure ou en faisant des gestes avec la main levée, même quand on a répondu à la question. Ce style dominant est assuré par des petits groupes de deux ou trois garçons qui essaient de faire « la loi » dans la classe sans pour cela être agressif et de partager ou de prendre la position de dominance hiérarchique détenue par le professeur.
La professeure répond à cet enthousiasme en interrogeant beaucoup plus les garçons que les filles : elle initie 50 % des interactions avec eux et collabore à la prééminence d’un style en ne sanctionnant pas le non-respect du protocole scolaire (répondre en français, lever la main pour répondre, etc.).

Des différences selon l’âge

Cependant chez les plus jeunes, la différence entre les sexes est négligeable. La professeure fait plus d’interventions humoristiques que dans les grandes classes (trois fois plus en moyenne). Cependant, dans une des classes, ce sont les filles qui font le plus de plaisanteries (quatre interventions contre une) et dans l’autre la différence entre les sexes est petite (quatorze fois contre dix fois). L’écart entre les sexes se fait ressentir dans l’initiative : ce sont les garçons qui initient trois fois plus souvent que les filles, qui, en général, continuent le mode humoristique commencé par un garçon.
Dans ces classes l’humour fonctionne comme créateur de lien pour un petit groupe avec la professeure, comme un élément de coopération et de cohésion entre ces deux entités qui deviennent privilégiées. Cette réduction de distance avec la hiérarchie crée aussi une différence avec le reste des élèves et certainement une expérience scolaire différente.
Dans la classe plus âgée, garçons et filles ont un maintien plus détendu. Les garçons ne participent pas à la classe, sauf en faisant des plaisanteries. Leur attitude correspond ce que décrit Marie Duru-Bellat[[Marie Duru-Bellat, « Une éducation non sexiste, une gageüre », Cahiers pédagogiques n°372, 1999.]] : désinvolte (position relâchée du corps), contestataire (demande de révision des notes) et frondeur (plaisanterie lancée à la cantonade). De fait, sur 155 échanges humoristiques dans toutes les vidéos, 58 % en moyenne viennent de la professeure, 29 % viennent des garçons et 13 % viennent des filles. Les filles volontairement interviennent plus de deux fois moins que les garçons.
La plus grande différence entre les filles et les garçons est observée chez les adolescents. Dans une des classes, les filles ne font pas de plaisanteries du tout, alors que les garçons en font presque autant que le professeur. Dans la classe que nous pouvons considérer comme basée sur des échanges libres, avec des dialogues spontanés, les filles interviennent trois fois moins que les garçons, qui eux interviennent légèrement plus que le professeur. Les garçons monopolisent donc la conversation. De plus, la fonction de l’humour devient dans ce cas autant subversive que coopérative. Les garçons rient plus entre eux qu’avec le professeur et ils créent ainsi une autre structure que celle existante. Cette structure périphérique pourrait mettre en cause l’autorité féminine et reconstruire l’ordre des rapports de sociaux de sexe existant dans la société.

La force du stéréotype masculin

Comme l’avait noté Michèle Babillot[[Michèle Babillot, « Une prise de conscience encore bien faible », Cahiers pédagogiques n°372, 199.]], le langage et la communication non verbale transmettent aussi des stéréotypes sexuels. Même si l’on rejette une vue binaire des sexes, nos observations mettent au jour une dominance d’un comportement typiquement masculin dans la classe. Cette dominance a pour conséquence de créer des pratiques normatives pour prendre le contrôle du groupe, ou être respecté par l’autorité ou le reste des élèves. On pourrait aussi conclure que dans cette étude l’humour est une variation de registre qui permet de « se donner un genre ». Il faut ainsi noter que les différences de comportements observées ne sont pas des différences exclusives entre les sexes, car des filles – ainsi dans la classe plus jeune – adoptent le même style ; ce sont des différences préférentielles entre les sexes qui deviennent pratiquement exclusives chez les adolescents. Cette petite étude a donc peut-être identifié la sexuation de la scolarisation, scolarisation au cours de laquelle « s’apprennent et se remanient des identités de sexe » (Nicole Mosconi). En prendre conscience est un premier par vers une remise en question de ces rapports sociaux de sexe, basés apparemment sur l’asymétrie et la valorisation d’un stéréotype masculin.

Fabienne H. Baider
Professeure associée à l’université de Chypre