Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Sciences sociales : quelles leçons de morale ?

Les sciences économiques et sociales (SES) peuvent-elles contribuer à un enseignement de la morale ? Le doivent-elles seulement ? À première vue, rien de moins sûr, tant sont flous l’objectif et l’objet de ce nouvel enseignement, dont l’intitulé même reste flottant – enseignement de la morale laïque, enseignement laïque de la morale, enseignement de la morale tout court ? – et dont l’urgence n’apparaît pas immédiatement.

L’Association des professeurs de SES n’a pas de position collective arrêtée sur la question. Les lignes qui suivent sont donc une interrogation à voix haute, susceptible d’évoluer. Il nous a cependant semblé non seulement possible, mais souhaitable, de l’amorcer, d’abord parce que les professeurs de SES seront sans doute appelés, eux aussi, à « enseigner la morale », ensuite et plus fondamentalement, parce qu’à la réflexion, ils le font déjà.

Pas seulement parce que, comme tout enseignant, ils se trouvent confrontés aux réactions éthiques des élèves, exprimées au détour d’un cours dont ce n’était pas nécessairement l’objectif, ici face à une table de mobilité sociale qui objective l’inégalité des chances en France, là face à la découverte d’une société où les femmes ont plusieurs époux, de « monsieur je suis choqué(e) » à « mais madame c’est normal ». Ce genre de réaction, et la discussion qui s’ensuit souvent, advient aussi dans d’autres matières, bien sûr. Certes, l’ADN pédagogique de la nôtre – mise en activité, invitation à la participation orale, sollicitation des « prénotions », usage du débat argumenté, porosité à l’actualité, etc. – et une bonne part de son contenu didactique, des écarts de richesse aux conflits sociaux, en passant par le crime ou le genre la prédisposent peut-être à cet exercice impromptu de la morale, sans intention de la donner. Mais la vraie spécificité de notre enseignement est ailleurs : il se trouve que nous étudions explicitement et empiriquement les morales.
Une construction sociale

Les normes et les valeurs, les règles et les principes qui séparent ce qui convient de ce qui est prohibé, des plus institués aux plus diffus, sont en effet de longue date un des objets centraux de la sociologie et de l’anthropologie, et figurent à ce titre dans les programmes de notre enseignement, à tous les niveaux. En 2de et en 1re, lorsqu’il s’agit d’étudier la socialisation, ce processus d’apprentissage des normes. En 1re, lorsqu’il s’agit d’étudier la déviance et le contrôle social. En Terminale, bien que de manière un peu moins directe, lorsqu’il s’agit de montrer la fonction intégratrice des normes et des valeurs communes, ou la manière dont elles peuvent devenir l’objet de conflits sociaux. C’était plus net encore dans les précédents programmes : avant 2010, nous explorions en 2de la diversité des formes familiales, c’est-à-dire la diversité des morales conjugales, sexuelles, parentales.

Or que dit cet enseignement ? Qu’apprend-il aux élèves sur la morale ?

Que la morale varie selon les groupes sociaux : dans une société différenciée, la diversité des mondes sociaux engendre une pluralité des normes, un polythéisme des valeurs.

Qu’il en résulte des désaccords, des conflits, des contradictions éthiques : ce qui m’est commandé par la morale de mon groupe peut être réprouvé par la morale d’un autre.

Qu’au fil d’un processus de socialisation, la morale s’intériorise, au point de se faire oublier, de devenir une seconde nature, un réflexe social.

Qu’elle n’est pas pour autant figée : elle varie dans le temps, sous l’effet de transformations silencieuses, de déviances revendiquées, de mobilisations collectives.

Qu’elle est donc, en somme, une construction sociale : non pas déductible d’une nature (métaphysique ou biologique), mais produite par un collectif d’hommes et de femmes, parfois à leur insu, à un moment donné de leur histoire.

De cet enseignement-là de la morale, peut-on déduire une morale ? Pas facile. D’un côté, on le sent bien, l’étude sociologique ou anthropologique des activités morales laisse assez peu d’espoir à un enseignement de la morale, tant la morale n’est jamais que la morale du groupe social qui a réussi à imposer sa morale aux autres. C’est d’ailleurs le principal effet éthique de l’étude sociologique des normes : dévoiler des ethnocentrismes, dénaturaliser certaines normes, faire douter les morales trop sures de leur évidence. De l’autre, n’importe quel professeur de SES sait d’expérience qu’il est vain de vouloir construire un mur étanche entre éducation morale et étude scientifique des normes : celle-ci suscite immanquablement des réactions éthiques, qui obligent l’enseignant à un positionnement moral. Quand l’évocation de tel ou tel écart aux normes – l’homosexualité, par exemple – suscite des rires, des réprobations bruyantes, voire des manifestations de dégout, faudrait-il faire comme si elles étaient hors champ ? On peut penser au contraire qu’il est de notre responsabilité d’y réagir, non seulement en tant qu’enseignant, mais en tant qu’enseignant formé aux sciences sociales, se devant à ce titre d’être particulièrement attentif – ce qui ne veut pas dire toujours irréprochable – à la violence symbolique que les normes peuvent exercer. Ou bien faudrait-il qu’afin de prévenir ces irruptions éthiques embarrassantes, nous évitions d’évoquer ce qui les suscite ? C’est ce que visent certains groupes d’intérêt, notamment ceux qu’obsède le genre : ce serait une grave défaite pour l’école laïque.
Faire la morale ou l’étudier ?

Entre ces deux écueils, sommes-nous donc coincés ? Pas sûr. La contribution la plus précieuse des SES à un enseignement de la morale, c’est peut-être justement l’expérience de cette tension, entre l’impossible prétention à enseigner la morale quand on sait la diversité sociologique, anthropologique et historique des normes, et l’impossibilité d’une complète neutralisation éthique de l’étude scientifique des règles morales.

Concrètement, au risque de passer pour corporatistes, il nous semble que ce futur enseignement de la morale gagnerait en consistance, en clarté et en portée s’il intégrait pleinement, aussi bien dans les programmes que dans la formation des enseignants qui en auront la charge, ce que les sciences sociales nous apprennent de la morale : diversité des systèmes normatifs, naturalisation des jugements moraux, caractère construit des normes, etc. Nous y voyons trois avantages.

D’abord, l’objet de cet enseignement en sortirait clarifié. De la même manière qu’un enseignement de la religion doit choisir entre une histoire des religions et la promotion d’une religion, un enseignement de la morale doit choisir entre la tentation d’un catéchisme républicain – qui a toute les chances d’être contreproductive – et la possibilité plus prometteuse d’une étude sociologique, anthropologique, historique de la diversité des morales.

Ensuite, à ceux qui craindraient qu’une description sociologique de la diversité des normes ne mène au relativisme, qu’ils se rassurent : elle suscite au contraire de vives réactions éthiques, on l’a vu.

Enfin, à ceux qui craindraient que les sciences sociales ne soient le cheval de Troie d’une morale déguisée en science, qu’ils se rassurent aussi : amener les élèves, sur la base du matériel empirique collecté par les sciences sociales, à prendre la mesure du caractère construit des normes sociales, ce n’est pas leur faire la démonstration scientifique qu’ils ont tort de penser ce qu’ils pensent. C’est leur montrer – ce qui est tout autre chose – qu’aucun système normatif ne peut prétendre à la supériorité que donne l’évidence ou la nature : en ce sens, c’est une invitation, non à abandonner leurs préférences normatives, mais à les argumenter.

L’adjectif « laïque » retrouverait alors, peut-être, un sens que son instrumentalisation politique, ces dernières années, lui a fait perdre : non pas ce qui vise à éradiquer telle morale, mais ce qui permet la coexistence de toutes, en rappelant chacune d’elles – y compris la morale républicaine – à la modestie éthique qu’impose le constat de leur diversité.

Stany Grelet
Professeur de SES à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), membre du bureau national de l’APSES