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Rendre la parole accessible

Parce qu’elle propose des expériences corporelles permettant de développer de façon interdépendante des habiletés motrices et des compétences langagières, l’EPS peut être une formidable discipline pour travailler avec des élèves allophones.

Pour autant, cette interdépendance doit, dans le même temps, composer avec deux difficultés : le décalage observé chez eux entre les habiletés motrices attendues en EPS, et les compétences langagières et le nombre des élèves allophones et leur diversité, passant par des parcours et des besoins particuliers.

Pour favoriser en EPS la construction des compétences de compréhension et de production orale, nous proposons des ateliers dans le cadre d’un Parcours d’éducation artistique et culturel en danse comme support du processus d’inclusion. Ce qui est intéressant en danse c’est que le corps devient un vecteur de communication. Il permet également de raconter et partager sa culture, ses origines (appui sur ce que je suis), et de s’ouvrir à celles des autres.

Une situation d’improvisation : le spaghetti

Cette situation est proposée dans le cadre d’un atelier de danse, autour d’une thématique : les faiblesses et les forces. L’atelier regroupe seize élèves, dont trois garçons EANA (élèves allophones nouvellement arrivés) et deux filles qui sont en France depuis 2 ans. L’objectif est de créer une chorégraphie. Nous cherchons à travailler sur l’énergie, une des composantes du mouvement, afin d’enrichir le répertoire gestuel et d’aller vers une intention. Les élèves sont répartis de façon équilibrée dans l’ensemble de l’espace scénique (défini et délimité avec eux). Sur un fond sonore, on donne comme inducteur à l’élève qui est pour le moment sur place, l’image d’un spaghetti que l’on met dans l’eau. « Mon corps entier est rigide, tendu » et progressivement quand l’eau bout « mes poignets commencent à se ramollir, puis les coudes », « je mobilise mes épaule… ».

Exemple d’une situation d’improvisation guidée que nous appellerons le Spaghetti.
Ce travail se poursuit par binômes invités à une création de deux « tableaux » qui passent par une phase d’exploration, puis de choix et de répétitions. Je me déplace et je vais à la rencontre de mon partenaire. Une fois face à face, pendant quelques secondes, je cherche à « fondre », « me ramollir comme le spaghetti en train de cuire », jusqu’à arriver au sol. Ce même travail est envisagé en imaginant le « spaghetti dur, avant cuisson » : « j’étire mes bras, puis mes jambes… ». Les élèves produisent ainsi des « tableaux » tout en étant accompagnés et guidés par les consignes de l’enseignant. J’explore, je fais des choix et je répète les choix faits à deux.

Mobiliser des phrases complètes et pas uniquement des mots

Dans le cadre d’un apprentissage linguistique, l’apport du lexique n’est pas suffisant. Il doit être associé à des structures linguistiques pour permettre de progresser.

Autrement dit, l’acquisition de mots, de vocabulaire est important, certes, mais pour autant ces mots doivent s’inscrire dans des phrases complètes. Nous veillons donc à utiliser et faire produire des phrases, et non des mots isolés.

Lors de ces situations, il est important de localiser l’action et d’exprimer des états de corps : « Tu bouges le bras de haut en bas », « il devient mou, lourd comme le spaghetti », « j’ajoute le coude qui guide mon mouvement, en avant, en arrière, en haut, en bas »

Cette vigilance à faire produire des phrases complètes rejoint des objectifs langagiers visés en EPS comme « décrire une action simple en utilisant le présent et des indicateurs spatiaux », ou encore « faire le lien entre le verbe et le nom » par exemple marcher/la marche – accélérer/accélération.

Création d’une chorégraphie en cours.

Faire verbaliser en cours d’action permet de donner du sens aux phrases. Lors de ces situations d’improvisation guidée, il va être intéressant de demander à l’élève de verbaliser en cours d’action ou dans un délai très court après l’action. Cela leur permet de manipuler en situation réelle des structures syntaxiques et du vocabulaire. La difficulté est que nous observons très souvent un décalage entre les compétences motrices et les compétences langagières.

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Des médiations facilitantes

Pour rendre sa parole accessible et favoriser le développement des habiletés motrices l’enseignant doit procéder en cours d’action à de multiples adaptations.

  • Multiplier les temps et les modalités de communication – favoriser une approche multimodale

Pour ce faire, l’enseignant donne la consigne puis la répète en multipliant les modalités de communication : démonstration, utilisation de supports vidéos, audio ou images. L’approche multimodale a fait ses preuves dans l’apprentissage d’une langue. Associer le visuel à l’auditif est en EPS largement favorisé et favorisant.

Pour la situation du spaghetti, nous lançons l’activité en faisant avec les élèves, puis nous circulons en guidant les élèves et en donnant des retours individuels, en fonction de l’engagement.

  • Aménager l’espace pour donner des repères visuels aux élèves

L’enseignant, mais aussi le camarade peut devenir un support visuel. Un espace vidéo identifié permet également de visualiser sa pratique et d’organiser des temps d’autoscopie[[Où l’élève se voit lui-même à travers un enregistrement visuel.]]. Nous nous efforçons de prendre le temps de donner les consignes en respectant certaines conditions : consignes courtes, être attentif à l’élocution et l’articulation, avoir un ton calme et posé.

  • Insister sur le vocabulaire qui semble indispensable à la compréhension des consignes

Il convient de répéter lentement, avec un ton plus soutenu, les mots nouveaux ou difficiles. Pour la situation du spaghetti, cela peut passer d’abord par une situation préalable où l’on aborde la connaissance de son corps : « où se trouvent mon coude, ma nuque, mes épaules… », et par des verbes et mots exprimant des états de corps.

La mise en place de rituels de fonctionnement, avec répétition de structures linguistiques et emploi d’un lexique adapté et incontournable, facilite la compréhension des consignes. On rejoint l’idée ici de faire verbaliser, avec un questionnement qui revient de façon récurrente : « qu’est-ce qu’on a appris? ». Pour cette phase d’exploration on demandera  : « qu’est-ce-que tu as mobilisé comme articulations, quelles parties de ton corps? »

  • Instaurer des habitudes de travail

L’idée ici va être de libérer les élèves du souci de la compréhension, afin de développer des habiletés motrices, objectif majeur de notre discipline. On pourra par exemple réinvestir le travail sur l’énergie en mettant en place un échauffement guidé avec apprentissage de phrases gestuelles identiques sur tous les ateliers. Il est en effet intéressant de proposer régulièrement des temps plus « confortables » à nos élèves, où la charge d’informations à traiter est diminuée.

  • Mise en place de tutorat

Deux types de tutorat ont été testés lors de nos séances. En voici une : le tuteur est un élève qui maîtrise la langue française et qui a la même langue maternelle que l’EANA. Il devient responsable de la consigne, reformule et passe par la langue maternelle si besoin. Pour faciliter l’accès à l’activité et amener rapidement l’élève à une situation où l’inclusion est possible, le passage par la langue d’origine de l’EANA ne doit pas être vécu comme un frein. Il faut rapidement permettre à l’élève de mettre en lien le signifiant (ce qui est dit) et le signifié (ici, le mouvement). L’élève allophone n’arrive pas vierge de toute langue. Souvent il maîtrise même plusieurs langues. Le français s’appréhende comme français langue seconde et c’est en utilisant sa langue maternelle que l’élève construit cette langue seconde. (voir encadré)

Amelle Chouikh
Professeure d’EPS en lycée professionnel, formatrice académique dans l’académie de Nancy-Metz


Échange entre un élève EANA et un élève tuteur

L’élève EANA travaille avec un autre élève. Après la phase d’improvisation chacun, à tour de rôle, doit retenir et faire apprendre la phrase gestuelle au second puis inversement.
Je montre ma phrase en verbalisant:
EANA : « Je monte le coude là. »
Tuteur : « Où est-ce qu’on démarre le geste? »
EANA : « En bas. »
Le tuteur aide à identifier le point de départ.
EANA : « Je démarre taille, je monte le coude là. »
Tuteur : «Je démarre à la taille puis je monte là… Jusqu’où? »
EANA : « On avance. »
Tuteur : « Combien de pas ? »