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Questions d’apprentissage

Depuis les années 1960, les sociologues ont montré que les élèves réussissaient (statistiquement) d’autant mieux que leurs parents étaient plus diplômés. Jusque-là les inégalités des parcours scolaires étaient attribuées soit à des causes économiques (coût des études), soit aux a ptitudes individuelles (enfants plus ou moins naturellement doués). Les corrélations entre la réussite et le milieu familial conduisent à attribuer à l’échec scolaire une origine « socio-culturelle ». Issus de familles peu scolarisées, souvent d ‘origine étrangère, vouées aux emplois manuels ou de faible qualification, les enfants arrivent à l’école avec un bagage d’expériences (sociales, affectives, langagières) qui ne favorisent pas l’entrée dans l’écrit et ne leur ont pas fait acquérir les attitudes intellectuelles requises par la scolarisation[[En particulier les études menées en
France par Sauvy, Cirard et Clerc, à l’INED et reprises ensuite par Bourdieu et
Passeron puis Baudelot et Establet, les travaux menés en Angleterre par B. Bernstein, aux USA par W. Labov, etc…]].

De là, dès les années 1970, des Pédagogies visant à compenser ce handicap socio-culturel, puis cherchant plutôt à intégrer la culture propre des enfants (particulièrement
étrangers) pour asseoir les apprentissages, en premier lieu langagiers[[L. Lentin, Comment apprendre à parler à l’enfant de moins de six ans, Paris, ESF, 1972.
Cresas, Le handicap socio-culturel en question, Paris, ESF, 1978.
J. Testanière, Les enfants de milieux populaires et l’école. Une pédagogie est-elle
possible ?
, Thèse d’état, Paris V, 1982, etc…]]. De là aussi, avec les ZEP, l’affirmation qu’un surcroît d’investissement est nécessaire pour assurer une plus grande « égailté des chances ». Aujourd’hui après dix ans de travail dans les ZEP et d’avancée des
recherches sur les apprentissages, la façon de poser les problèmesi a-t-elle changé ?

Réussite scolaire, culture d’origine et environnement social

On est sorti du fatalisme sociologique, aussi pervers que l’ancienne fétichisation du quotient intellectuel, et qui a pu conduire certains à minimiser le rôle de l’école (sur le thème à variations multiples de « tout se ioue avant six ans « , « tout dépend du milieu familial », « l’école ne peut qu’entériner les différences sociales, etc…).

On est sorti aussi de la tentation de tout expliquer par la culture d’origine. Les élèves étrangers et français ont des réussites scolaires comparables, s’ils sont issus des mêmes catégories socio-professionnelles[[Serge Boulot et Danielle Boyzon-Fradet, Les immigrés et l’école : une course d’obstacles, Lectures en chiffres (1973-1987), Paris, L’Harmattan-ClEM1988.]]. Les différences culturelles (ainsi entre cultures nationales, dans le cas des enfants étrangers) jouent sans doute fortement sur les modalités de la
socialisation, mais ne jouent pas de façon directe dans les apprentissages. On ne peut, en effet, opposer de façon simpliste « 1a » culture familiale d’un enfant à « 1a » culture scolaire. Chacun constitue son identité et ses savoirs à la fois dans la famille et dans l’école qui est un lieu d’échanges multiples et contradictoires, incluant des paramètres locaux complexes (relations de voisinage, tissu urbain, situation de l’emploi, caractéristiques de la population, du corps enseignant, idéologies familiales, municipales, pédagogiques, etc…[[Migrants-formation, 81, juin 1990, La réussite scolaire, parcours et stratégies, Paris, CNDP, en particulier, l’article de Gérard Chauveau et Eliane Rogovas-Chauveau.]].
On sait que les enfants des milieux défavorisés ou d’origine étrangère, ou appartenant à des groupes sociaux marginalisés mettent en œuvre pour apprendre les mêmes processus cognitifs que les enfants favorisés. Ils ne relèvent donc pas d’une pédagogie « spéciale » (comme c’est le cas, par exemple, d’un enfant handicapé sensoriel ou moteur).

Reste que, dans le même laps de temps scolaire, ne peuvent réussir identiquement ceux qui doivent découvrir et apprendre ce que d’autres savent déjà grâce à leurs familles. Pour les uns et les autres, la charge de travail n’est pas la même. Mais de quels savoirs s’agit-il ?

Apprendre l’école pour apprendre à l’école

A côté des savoirs clairement repérables (plus ou moins grande richesse du lexique, des pré-savoirs mathématiques, des connaissances factuelles, etc…), il existe des savoirs « invisibles » concernant non les contenus mais les formes de l’apprentissage lui -même.
L’enfant n’apprend pas dans une classe comme d’un aîné ou d’un adulte expert, il n’apprend pas à lire comme il a appris à parler, il n’apprend pas à l’école comme il apprend dans la vie. Les savoirs scolaires doivent être construits hors contexte. lls sont programmés décomposés en progression, fortement formalisés, présentés collectivement mais avec des exigences de performance individuelle et sans enjeux de réalité (on ne lèse personnes, sinon soi-même, quand on échoue ou ne fait rien). Chacun doit découvrir et maîtriser ces formes scoIaires, mais les maîtres n’ont guère à
s’en soucier quand les familles ont une bonne expérience de l’école. C’est différent si les parents ont été peu scolarisés, ou pas du tout (672000 personnes, en 1988, d’après
l’INSEE) ; ou l’ont été hors de France, ou sont illettrés, ou n’ont gardé que des souvenirs d’échec[[Jean-Louis Borlowski, L’obstacle de Ia Iangue. Une approche de l’illettrisme des
adultes dans Ia France d’aujourd’hui
, Migrants-foramtion, 79, décembre1989,(Analphabètes et illettrés).]]. Dans ce cas, la réussite des enfants est beaucoup plus dépendante de Ia vigilance des maîtres à rendre explicite, dans leur pédagogie, les visées, les attentes et les exigences de notre système d’enseignement.

Les visées de l’école

Pour s’instruire, les élèves doivent pouvoir accorder valeur et sens au travail scolaire. La valeur sociale des savoirs scolaires, des diplômes (qu’elle soit utilitaire, formative, culturelle, etc…), est souvent dénuée de sens pour des enfants, même si l’importance qu’y accordent les adultes détermine un premier degré d’adhésion à l’école. Les situations « motivantes », mobilisant d’emblée l’attention en direction d’un objectif
pédagogique ressenti comme important, intéressant, sont celles qui mettent en relation des curiosités, des anticipations déjà constituées et les expériences ou les savoirs antérieurs des élèves. Ces pré-savoirs sont d’abord extra-scolaires mais de plus en plus souvent scolaires au fur et à mesure qu’on monte de classe en classe, et ils constituent la base sur laquelle s’appuyer pour construire de nouvelles compétences. ll n’existe
donc pas de situations « motivantes » en soi ; l’explication des buts est d’autant plus nécessaire que les enfants font aveuglément confiance à l’enseignant, sans chercher à saisir le pourquoi des exercices ou, inversement, que l’activité proposée a un aspect ludique, et risque donc d’apparaître comme une « récréation » plutôt que comme un moment d’acquisition.

Les attentes des enseignants

Ce sont massivement des attentes de comportement. Les attitudes qu’on attend, concernent l’organisation de la vie scolaire (assiduité, ponctualité, règles de cohabitation dans la classe, maîtrise du corps et de la parole, etc…). Elles concernent aussi les comportements d’apprentissage (attention, application, compréhension des
consignes, explicitation des procédures de travail autant que des résultats, performance individuelle). Or, les enfants confondent souvent la discipline exigée par la vie de groupe et la discipline intellectuelle, exigée par l’apprentissage. Ils ne comprennent
pas non plus d’emblée pourquoi l’acceptation des règles ne produit pas à tout coup la réussite, tant le système scolaire présente souvent le moyen (écoute, fais attention) comme une fin.

Les activités scolaires complexes ne peuvent s’auto-évaluer (je vois que j’ai réussi à écrire entre les lignes, mais comment savoir que j’ai lu sans me tromper ?), si bien que les enfants sont très dépendants du maître évaluateur. Pendant longtemps, la confusion
est grande entre le jugement moral (je me suis bien appliqué), le résultat (j’ai mis la bonne réponses) et la procédure de résolution (j ‘ai fait tout seul). ll est donc important que les normes scolaires soient dites, claires, stables, circonscrites (ce qui
est de règle en classe n’a pas forcément à être la règle familiale). Là où n’existe pas un fort concensus d’école ou des habitudes partagées, les initiatives prises par chaque maître doivent être expliquées sans quoi les enfants voient dans les choix de leurs enseignants successifs autant d’impositions arbitraires.

Les exigences intellectuelles

Les apprentissages scolaires ne s’effectuent pas par cumul d’acquisitions spontanées, produites par la simple réitération des tâches, par la familiarisation progressive avec des situations à résoudre. La plupart d’entre eux exigent que l’on passe par une prise de conscience explicite des procédures de résolution. Cet aspect est central pour l’apprentissage de la langue écrite qui conditionne peu ou prou toutes les acquisitions scolaires. Les exercices doivent donc combiner des approches fonctionnelle et réflexive. Fonctionnelle : on lit et écrit pour raconter, pour garder en mémoire, pour informer. Réflexive : on lit et écrit pour apprendre à lire et écrire, pour comprendre comment est
« fabriqué » un texte (travail sur la combrinatoire, l’orthographe, la grammaire, etc…). Cette seconde approche qui traite des savoir si ndépendamment de leurs usages, comme des objets « en soi », est socialement très inégalement partagée. C’est à l’école
de produire de façon raisonnée et progressive de telles prises de conscience, de faire percevoir Ieur nécessité, alors qu’on suppose souvent qu’elles vont se mettre spontanément en place, du seul fait de la scolarisation.

Les défis pédagogiques des ZEP

Les pédagogues des ZEP ne sont donc pas confrontés à des modalités spécifiques de l’apprentissage, mais travaillent avec des enfants dont les performances relèvent plus
qu’ailleurs de leur intervention[[Sur l’importance du rôle des maîtres dans l’apprentissage, Alain Mingat, Les acquisitions scolaires des élèves de CP, Revue française de pédagogie, 69, 1984. Jacques Fijalkow, Mauvais lecteurs pourquoi
?
, Paris, PUF, 1986.]]. lls courent donc toujours le risque de deux dérives symétriques : soit, cherchant à rapprocher l’école des familles, ils privilégient les activités
conviviales[[Migrants-formation, 75, décembre 1988, Les familles et I’école : du malentendu au dialogue, Paris, CNDP.]] au risque d’être dévorés par les tâches relationnelles, de se trouver partie prenante de façon ambiguë dans des conflits entre
parents et d’avoir moins d ‘énergie à consacrer à la conduite patiente des apprentissages ; soit, arguant du fait que leurs élèves apprennent « comme tous les enfants », ils sous-estiment l’importance des activités qui se situent en amont ou en accompagnement des apprentissages proprement dits et conditionnent pourtant l’efficacité de ceux-ci (travail sur les représentations des enfants, évaluation des
compétences ou des pré-savoirs en début d ‘apprentissage, bilan régulier des acquis, entretien des automatismes, etc…). La difficulté majeure est de constituer les critères permettant de sérier les actions, de déterminer leur ordre d’urgence et d’importance (variable d ‘un lieu à l’autre), sans perdre de vue la fin visée et donc sans jamais limiter a priori les exigences pour une école, une classe ou un groupe. Entre les maîtres qui
rêvent d ‘effacer les différences de réussite scolaire ( « il n’y a pas de raison qu’ils ne fassent pas aussi bien que les autres », alors que justement il y a des raisons..) et ceux qui sont prêts à calquer la norme sur les résultats constatés ( « pour ces enfants là,
on ne peut pas demander plus »
, alors que justement on doit demander davantage..), la voie est étroite. Les résultats, ici comme ailleurs, sont marqués par des écarts individuels importants.

On comprend pourquoi le capital local d’expérience, de mémoire et de relations (qui suppose une certaine stabilité des équipes de maîtres) est un facteur primordial de travail efficace. On comprend aussi pourquoi l’école maternelle, les activités éducatives péri-scolaires, les ateliers de soutien en groupes restreints sont des éléments essentiels du dispositif. De plus, comme dans tous les lieux-frontières où l’école est confrontée à ses Iimites, les ZEP ont produit une foison d’écritures professionnelles (récits
d’expériences, bilans d’activité, résultats d’expérimentation). Tous ceux qui ont eu à rendre compte par écrit d’un travail, d ‘un essai pédagogique ou à défendre une position savent à quel point l’écart est grand entre l’exposition orale devant des collègues ou des parents ou un public présent et le travail d ‘écriture qui s’adresse, par définition, à un lecteur inconnu. Le fait que cette « mémoire » écrite soit plutôt une littérature « grise », destinée prioritairement à un lectorat local, fait qu’elle reste mal
recensée et donc souvent difficile d’accès. Cependant, on trouve aussi des études conduites avec ou par des partenaires extérieurs, obligeant à élucider des méthodes, à réviser des postulats, à produire des évaluations comparatives. Enfin, des instruments
de référence (comme les évaluations nationales, I’analyse fine des paramètres de la réussite ou de l’échec dans tel ou tel apprentissage particulier, etc.) permettent
aujourd’hui aux enseignants des ZEP de mieux situer leur action et les résultats de leurs élèves par rapport à eux-mêmes mais aussi aux autres lieux scolaires.

Anne-Marie Chartier, professeure à l’IUFM de Versailles.