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Quelques obligations, un peu de moyens et beaucoup de valeurs

Je voudrais ici rendre compte de quelques éléments que je vis tous les jours et qui me semblent pertinents pour éclairer le fonctionnement d’une équipe pédagogique face à un public difficile.
Les enseignants viennent de trois mondes différents, Professeurs des écoles spécialisés (PES), Professeur de Lycée Professionnel (PLP) et Professeur de Lycée et de Collège (PLC), ils prennent en charge 4 à 8 classes qui s’étalent du niveau 6° à celui de 3°.
Leur nombre varie de 10 à 20 environ : le noyau dur constitué par les PES et les PLP tourne à moins de 10 personnes auxquelles se joignent des professeurs d’anglais, d’EPS, de technologie pour les matières qui complètent le plus couramment la Dotation Globale Horaire de la SEGPA.

L’équipe joue un rôle crucial et je vais illustrer mon propos d’un exemple concret : un professeur d’EPS sollicite l’équipe pour un projet en commun. Après concertation, il est décidé de réaliser une sortie pédagogique d’une journée consacrée à la visite d’une station de traitement des eaux écologique, que l’on découvrira au cours d’une randonnée.
Ainsi, les professeurs d’EPS, d’horticulture et un professeur des écoles spécialisés interviennent dans la préparation de la sortie. En horticulture, les adolescents étudient les végétaux qui vont permettre la régénération naturelle de l’eau. En SVT, ils approfondissent le cycle de l’eau et la pollution ; enfin, en EPS, un cycle de course d’orientation leur permettra de s’initier à la lecture de carte et à l’utilisation d’une boussole.

Autre exemple : le suivi individualisé des cas d’élèves. Lors d’une réunion, organisée à la demande d’un enseignant, de la famille ou bien d’un partenaire extérieur, la situation de l’élève est examinée par tous les acteurs qui oeuvrent en sa faveur : enseignant, famille, éducateur, assistante sociale, médecin scolaire, infirmière, Conseiller Principal d’Education. Une réflexion dans les domaines pédagogique, éducatif, médical, social permet d’envisager les diverses solutions d’aides possibles et le Directeur sera chargé de les mettre en œuvre, en contactant les personnes chargées des prises en charge et en coordonnant le dossier à adresser aux services sociaux.
Dans les cas de difficulté éducative, on pourra conseiller à une famille démunie de faire appel à une Assistance Educative à Domicile : l’assistante sociale du collège l’aidera à contacter le Centre Médico-Social qui traitera la demande et mettra en place la prise en charge avec les services de l’Aide Sociale à l’Enfance. L’éducateur qui sera chargé du suivi de cet élève passera régulièrement faire un point sur sa scolarité avec l’équipe.

Une des caractéristiques des Sections d’Enseignement Général et Professionnel Adapté (SEGPA) est d’amener les enseignants à être très réactifs face à des imprévus très divers : gestion de la classe et des projets pédagogiques, difficultés des familles, intégration de la SEGPA au sein du collège, relations avec l’assistante sociale, avec le service de santé scolaire, relations avec les patrons lors des stages en entreprise… Le fonctionnement du groupe nécessite que chacun fasse des efforts pour apporter sa richesse personnelle tout en acceptant de ne pas détenir la vérité, mais seulement sa vérité, et de ne pas se sentir remis en cause personnellement si la décision finale ne correspond pas à ce vécu.

Face à ces multiples aléas, l’équipe peut soit se souder, soit imploser, il n’y a pas d’espace pour la neutralité, les situations nécessitent un positionnement clair. Trop d’accord consensuel nuit à l’efficacité, trop de conflits paralysent l’action ; pourtant, on observe peu de crises graves dans ces dispositifs pour les raisons suivantes :

  • Obligation d’une formation spécialisée pour les professeurs des écoles qui choisissent de travailler avec des adolescents en difficulté
  • Possibilité pour les PLP d’accéder depuis peu à une formation spécialisée (le certificat complémentaire pour les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap)
  • Habitude des PLP de travailler avec un public peu scolaire
  • Intervention de PLC en EPS et Technologie, matières où le public de SEGPA peut être en réussite et où il existe une certaine motivation
  • Intervention de PLC en anglais où la prégnance de l’oral convient à des élèves en difficulté à l’écrit, ce qui ne résout pas le problème de mémorisation souvent observé mais ne démotive pas les jeunes si les ambitions sont adaptées à leurs possibilités
  • Présence d’un directeur qui joue à la fois le rôle de garant de la loi, de coordonnateur des projets pédagogiques avec les réorganisations qu’ils entraînent et de facilitateur de la communication
  • 2 h de réunions hebdomadaires obligatoires pour les PE et les PLP afin d’assurer le suivi des élèves et gérer les projets pédagogiques
  • Objectif d’une mise à niveau en fin de troisième pour intégrer une formation de niveau V (type CAP) pour la majorité des élèves

Nous sommes donc en présence d’une équipe qui a toutes les chances de réussir avec :

  • Un objectif clair
  • Une possibilité de se concerter
  • Une personne qui la représente dans les instances institutionnelles et partenariales
  • Une identité fondée sur des valeurs communes

Ce travail en équipe permet de réorganiser plus aisément les emplois du temps pour mener à bien un projet qui nécessite que l’enseignant qui le porte puisse travailler une journée entière avec la classe concernée, pendant que les autres professeurs prennent en charge les classes restantes qu’ils connaissent peu ou prou. De même, il est plus aisé de mener des projets transversaux quand l’ensemble des professeurs connaît l’ensemble des élèves car les enseignants interviennent au moins sur deux niveaux, plus généralement sur trois, et le nombre limité d’élèves de cette section (64, 80, 96 ou 112 pour le cas général) fait qu’ils ne restent pas anonymes même lorsque les enseignants ne les ont pas en cours.

Au-delà de l’existence administrative de l’équipe pédagogique, on constate une réelle solidarité des enseignants fondée certes sur un intérêt commun, l’union fait l’efficacité, mais aussi sur l’appartenance à une communauté plus vaste, l’Adaptation et l’Intégration Scolaire (AIS), qui porte des valeurs fortes telles que l’engagement professionnel, la coopération entre pairs comme élément de professionnalité, l’intégration de gestes purement éducatifs à la didactique, la recherche continuelle d’outils adaptés afin de mettre à disposition des adolescents les savoirs fondamentaux sans lesquels leur autonomie de citoyen est hypothéquée, une implication forte sur le suivi individualisé des adolescents et la prise en compte de leur singularité de sujet.

Cette solidarité des enseignants est renforcée par certaines préconisations pédagogiques officielles qui viennent renforcer la nécessaire coopération : préparation de l’Attestation Scolaire de Sécurité Routière 1 et 2 (5° et 3°), préparation du Brevet Informatique et Internet (B2I) sur 4 ans, du Certificat de Formation Générale en 3° avec réalisation d’un dossier à partir des stages en entreprise, enseignement de la Vie Sociale et Professionnelle (VSP) de façon transversale aux différentes disciplines en 4° et 3°, réalisation d’un Portefeuille de compétences durant le cursus scolaire permettant l’évaluation formative du Projet Personnel (sur 4 ans), gestion des cas d’élèves pendant les réunions de synthèse, élaboration de Projet Pluridisciplinaire à caractère Professionnel, évaluation du projet de SEGPA[[Pedreno G. : « L’efficacité d’une SEGPA se mesure », Cahiers Pédagogiques, N° 438, Décembre 2005]].

Cette liste non exhaustive d’actions pédagogiques permet de comprendre combien une SEGPA ne pourrait pas fonctionner sans une harmonisation des actions et l’implication de chacun dans la dynamique collective.

L’équipe est un lieu d’élaboration de pratiques collectives, elle est souvent forte d’une tradition non écrite et non formalisée de dispositifs qu’il y a bénéfice à identifier et mettre en forme afin de tirer partie de cette expérience qui sécurise les individus et les autorise à se lancer dans des choses plus innovantes. Ainsi, ici on fait des entretiens individuels lorsqu’un autre groupe d’élèves part en stage et que certains professeurs ont des heures libérées, là, on décloisonne en groupes de compétences les mathématiques, ailleurs on met en « barrette » deux classes sur une après-midi pour faire un atelier théâtre, ailleurs encore, on gère les exclusions-inclusions en interne en faisant changer l’élève de groupe-classe toutes les heures.

À travers les exemples cités plus haut, on perçoit combien l’hétérogénéité des compétences de l’équipe est une richesse qui permet d’élaborer des projets denses. Mais cette richesse ne pourrait s’exprimer sans la compétence collective à prendre des décisions et les mettre en œuvre, et ceci de façon régulière : il ne suffit pas de le faire une fois et de s’arrêter là. L’intérêt du dispositif consiste à ce que l’équipe intègre cette compétence comme un mode de travail quotidien, que cela ne tienne pas à la volonté exceptionnelle d’un enseignant de faire aboutir une action à laquelle il tient particulièrement mais que les acteurs de l’équipe tour à tour se regroupent pour mettre en place un projet parfois pluridisciplinaire, parfois transversal.

Cette dynamique prend corps dans les réunions de coordination et de synthèse pendant lesquelles l’équipe gère les projets pédagogiques et les cas d’élèves. Elles cristallisent à la fois la réflexion sur les actions à mener et la dynamique relationnelle du groupe enseignant. Celui-ci ne reste pas neutre : les valeurs fondamentales sont réactivées lors de décisions parfois difficiles à prendre (doit-on privilégier l’individu ou le groupe-classe, comment être en même temps un lieu d’apprentissages et de contenance, le pèlerinage des Saintes-Maries peut-il être considéré comme une fête religieuse, comment évaluer le jeune… ) et un sentiment d’appartenance se développe : une identité naît en son sein, et c’est cela qui caractérise le passage d’une collection d’individus à une équipe soudée qui fait front face aux difficultés. En accomplissant sa tâche, l’équipe s’accomplit elle-même, elle se forge une méthode de travail et crée sa propre identité en affirmant ses valeurs, en mettant en synergie les compétences et l’énergie disponibles.
Si les affects ne doivent pas submerger le travail collectif, s’ils ne doivent pas paralyser la capacité critique de chacun et son attitude professionnelle, en revanche, ils sont nécessaires pour faire en sorte que les enseignants ne se sentent pas isolés dans des situations pédagogiques parfois difficiles.

L’équipe de SEGPA développe ce que Crozier nomme un « Système d’Action Concret » , c’est – à – dire que des acteurs créent un réseau de relations à travers lequel ils échangent des informations, confrontent des points de vue, négocient et prennent des décisions. L’équipe résout des problèmes concrets à travers son fonctionnement habituel, elle a développé une compétence collective à faire avancer son action avec toutes les personnalités et les sensibilités différentes qui la composent. De plus, cette compétence est durable car l’intérêt des acteurs face aux difficultés à enseigner à des jeunes de l’enseignement adapté est de trouver dans le collectif un creuset d’idées, un appui matériel et la chaleur du réconfort dans les mauvais jours.

Gilles Pedreno, Directeur Adjoint chargé de SEGPA à Pertuis (84).