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Philosopher à l’école

Que pouvons-nous retenir de ces rencontres qui ont eu lieu à l’Université de Genève sous la coordination de Edwige Chirouter[[Titulaire de la chaire Unesco-université de Nantes « Pratiques de la philosophie avec les enfants ».]] ? Organisées par la Chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants », l’Université de Nantes et l’association Prophilo, en partenariat avec l’Université de Genève (FPSE- LIFE), elles ont accueilli beaucoup de monde, au moins 200 participants, des enseignants de France, d’Italie, de Belgique et de Suisse s’intéressant aux pratiques de philosophie pour enfants.

Un foisonnement d’idées sur les pratiques pédagogiques et leurs mises en situation. Sur le site de ces rencontres, une belle citation : « La philosophie n’est pas un temple mais un chantier » (Georges Canguilhem). J’en retiens ici quelques traces. Pour cette « formation » à des pratiques de philosophie avec les enfants, nous avons pu profiter d’un échange d’expériences de trois entités : l’association Pro-philo, l’école internationale de Genève[[L’école international de Genève de La Grande Boissière : https://www.ecolint.ch/fr/campus/la-grande-boissière]] (La grande Boissière) et le laboratoire LIFE de l’Université de Genève (Manuel Perrenoud et Andreea Capitanescu Benetti).

L’association Prophilo

Pendant de nombreuses années, Prophilo a mené une pratique portée par les professionnels du terrain dans une dynamique de bottom up : une émanation du terrain qui est d’ailleurs encore sa caractéristique aujourd’hui. Les praticiens ont une vision de leur rôle comme éducateurs au sens large dans l’école : apprendre à vivre ensemble, ancrer les apprentissages dans l’expérience à la fois personnelle et collective, chercher ensemble des outils. Les enseignants, très motivés et engagés, se forment sur le temps extrascolaire.

Les membres de Prophilo ne sont pas forcément des philosophes de formation, ce qui ne les empêche pas de pratiquer la philosophie. Ils sont très intéressés par la didactique du « philosopher » dans une approche pragmatique d’enseignement inspirée de Matthew Lipman.

Ce dernier, philosophe lui-même, avait comme objectif principal l’accessibilité de la philosophie aux enfants afin de soutenir la formation de citoyens autonomisés et capables de distance critique (vis-à-vis de leurs propres croyances et de manipulations externes). Capables aussi de participer à la vie collective, de favoriser les jugements construits et non pas issus de l’émotionnel uniquement, de gérer pacifiquement les conflits. Leur pratique est celle d’une enquête collective (méta, logique, épistémologique, éthique, esthétique), ancrée dans du sens pour faire participer les enfants à la création de la pensée collective. Actuellement, ProPhilo est une association sans appui ou ancrage institutionnel, ce qui peut être vu comme force mais également comme une faiblesse.

L’existence de la philosophie à l’école tient à la volonté voire l’intérêt de l’enseignant qui soutient activement ce type de pratiques dans les classes. Faudrait-il institutionnaliser plus ? Faudrait-il que la philosophie pour enfants ait une place dans les politiques éducatives des programmes scolaires (heures attribuées dans les programmes, place dans la formation initiale et continue des enseignants) ?

L’École internationale de Genève de La Grande Boissière

À l’École internationale de Genève (La Grande Boissière), Duff Gyr, le directeur, explique que la pratique de la philosophie a été institutionnalisée. Des moyens sont aussi déployés pour travailler avec des formateurs et des chercheurs en ce domaine, entre autres Nathalie Malo-Fletcher[[LIFE- http://www.brila.org/apropos.html]] professeur de philosophie (dans la suite de Michel Sasseville) . Les enseignants de cette école ont été acquis à cette pratique mais il a fallu en convaincre d’autres du bien-fondé de la philosophie pour enfants dès l’école primaire. Les enjeux de l’éducation au sein de ces pratiques sont aussi discutés avec les parents, qui sont invités à venir dans les classes y assister. Une enseignante de cette école a témoigné de ses propres réticences au début par crainte de ne pas avoir suffisamment de temps pour déployer le programme. Mais en intégrant la pratique de la philosophie dans son fonctionnement, elle s’est aperçue qu’elle gagnait au contraire du temps avec des élèves plus réceptifs au questionnement sur les savoirs, rompus à faire des hypothèses et chercher ensemble. La pratique de la philosophie, témoigne-t-elle, a changé complètement sa manière de penser et d’organiser les disciplines scolaires. D’ailleurs les enseignants de cette école observent cliniquement que les pratiques de philosophie changent complètement le « métier d’élève » qui évolue vers plus de participation, de réflexivité.

LIFE – Laboratoire Innovation Formation Education

Manuel Perrenoud (LIFE) pose l’enjeu de la place de la philosophie à l’école dans une perspective de sociologie du curriculum, des enjeux disciplinaires et de la transposition que cela suppose. Dans la fabrication du curriculum, on peut entrer par les grands thèmes de la philosophie (comme par exemple : la liberté, la justice, l’égalité, etc…) c’est-à-dire par une voie disciplinaire en ligne directe et issue de la philosophie académique ; ou plutôt par les pratiques sociales, et a fortiori par les problématiques vécues dans la vraie vie. Il y a au moins ces deux mouvements pour construire de la connaissance dans ce domaine. Deux transpositions en concurrence ou en alternance peuvent donc être choisies : didactique (issue des savoirs académiques) et pragmatique (issue des pratiques sociales, de la « vraie vie » plus ou moins éloignée de l’univers des enfants).

Si cette discipline est introduite et donc institutionnalisée comme programme scolaire, alors il faudrait savoir à quel type d’enseignants on s’adresse. A quelles compétences du « philosopher » faudrait-il les former ? Tout enseignant est-il déjà « un philosophe », un spécialiste de la pensée qui trouverait par cette nouvelle discipline une occasion de plus pour faire penser les élèves ? Quelle est la part que les pratiques laisseraient à la fabrication des hypothèses, du doute constitutif des questionnements philosophiques, moteur de recherche et de pensée ? Ces nouvelles pratiques de philosophie risquent-elles de mettre les enseignants face à des choix parfois stratégiques qui refermeraient le jeu du questionnement (du doute, de l’incertitude, de la recherche) pour en faire une réduction à un moment où la discussion vient sur le terrain de la morale ? C’ est un risque… Le peu de recherches menées sur les pratiques réelles et ordinaires de dialogues à visée philosophique à l’école montrent que même les enseignants les plus convaincus et les mieux informés, se montrent tout de même très méfiants à ouvrir une trop grande place au doute lors des questionnements et des hypothèses émis par les élèves, par crainte sans doute de n’être soutenus ni par les parents ni par la hiérarchie. L’introduction de la philosophie pour enfants dans les programmes scolaires ouvre donc à une série de questionnements féconds pour une équipe de recherche qui s’intéresse aux processus de changements et de l’innovation.

Ateliers

Les ateliers ont permis de découvrir d’autres façons d’aborder la philosophie : l’ étude des œuvres artistiques, la peinture par exemple. Des œuvres majeures peuvent être des propulseurs de réflexions philosophiques.

Il est rare, dans les colloques, d’avoir des ateliers ouverts aux enfants. Mais là ce fut heureusement le cas ! A côté des ateliers pour adultes, deux ateliers de 15 participants ont accueilli des enfants de l’école internationale et des écoles publiques genevoises (comme ceux de Claire Descloux qui travaille depuis longtemps les dialogues à visée philosophique dans sa classe). Les thématiques ont porté sur l’imagination et sur les droits de l’enfant (il ne fallait pas oublier l’anniversaire des 30 ans de la Convention des droits de l’enfant).

Lors d’un atelier-théâtre du type Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal[[Augusto Boal et le Théâtre de l’Opprimé : http://www.theatrons.com/impro-augusto-boal.php]], connu sous le nom du théâtre-forum, le déclencheur de discussions philosophiques fut la thématique du consentement. L’animatrice-comédienne nous a fait vivre une démarche à la fois réflexive et basée sur le verbal et le non verbal. Toujours à l’appui de techniques théâtrales, l’atelier-spectacle de « parlottes d’enfants » avec les Théopopettes[[https://www.theopopettes.ch]] met en scène une adulte qui parle des sujets philosophiques avec deux marionnettes, Théo et Popette, et bien d’autres personnages, chacun avec sa personnalité, ses caractéristiques, se goûts, ses envies…. Les marionnettistes appelées « les Grandes » interviennent aussi dans le spectacle pour faire parler autant les marionnettes – avec un langage verbal et non verbal – que les enfants et discuter de tous les enjeux importants de la vraie vie. La scène de la discussion se déplace subtilement de la scène des marionnettes à la salle, dans un jeu d’hypothèses sur le sujet du jour dans le spectacle. La médiation par les marionnettes peut amener les enfants à discuter de thématiques parfois délicates, taboues, difficiles à aborder de front.

Dans certains cantons romands helvétiques, pour l’école primaire, une nouvelle méthodologie, « Les Zophes » est proposée sur une dizaine de thématiques existentielles et éthiques par les Editions Agora[[https://www.editions-agora.ch/page.php?label=catalogue&ida=86]] accompagnée de formations continues.

Des chantiers passionnants

Ce qui m’a particulièrement interpelée dans ce chantier PhiloFormation, c’est la vivacité, le courage des porteurs de ce type de démarches, et les multiples mises en situation pour provoquer la pensée, le « philosopher ». Une atmosphère de travail et d’échanges authentiques sur ces nouvelles pratiques de philosophie a donné le ton de ces 18es rencontres riches et stimulantes.

On aurait bien voulu être partout ! Je n’ai pu retenir ici que quelques traces bien incomplètes de tous les chantiers de travail qui se déroulaient en parallèle : PhiloEcole, PhiloArt, PhiloCité, PhiloPratiques[[http://www.rencontresnpp.sitew.fr]]… Des réflexions à explorer et également à découvrir dans les prochains numéros de la revue en ligne Diotime[[http://www.educ-revues.fr/diotime/]] dont le rédacteur en chef est Michel Tozzi.

Je retiens aussi les questionnements et préoccupations de la conférence de Philippe Jaffé, membre du comité des droits de l’enfant des Nations Unies, quant aux droits des enfants aujourd’hui, et à leur statut dans notre monde complexe et pluriel. Questionnements qui interpellent forcément l’école, ses pratiques, ses manières de faire ou penser par rapport à un enfant en développement qui est acteur et qui pense (voire philosophe, pourquoi pas ?). Pour l’anecdote en allant à ces rencontres, dans le transport en public très matinal pour un samedi, j’ai rencontré de nombreux jeunes entre 17 et 18 ans, qui allaient rejoindre aussi dans les murs de l’Université de Genève, dans le cadre d’un projet SUN (Students’ Unites Nations[[http://www.studentsun.org]]), un grand jeu de simulation de l’ONU dans lequel ils apprennent à argumenter des enjeux sociétaux ! Apprendre à penser, à débattre, à argumenter, ça commence très tôt dans la scolarité, dès la toute petite école.

Andreea Capitanescu Benetti
En remerciant Manuel Perrenoud (Laboratoire LIFE, Université de Genève, sous la responsabilité d’Olivier Maulini), les membres de l’association Prophilo (Alain Buchet, Catherine Christodoulidis, Maria-Julia Stonborough, Claire Descloux) et Duff Gyr (directeur de l’École internationale de Genève) et Nathalie Frieden (didacticienne pour la philosophie, Fribourg).