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Peut-on choisir l’établissement ?

Un organe de transmission

Il existe deux grandes manières de considérer les établissements scolaires. La première est d’en faire des rouages, des organes de transmission d’un système éducatif centralisé. Dans ce cas, l’établissement doit mettre en œuvre les conditions générales de l’enseignement et s’assurer de la conformité des pratiques censées être les mêmes partout, quels que soient les contextes de travail. Au fond, cette conception de l’établissement s’inscrit dans le modèle général de la bureaucratie défini par Max Weber : les règles sont universelles, les agents recrutés pas concours sont autonomes dans leurs pratiques et contrôlés par une inspection indépendante de l’établissement. Ce modèle est celui de la tradition française républicaine construite pour s’opposer à la diversité des écoles religieuses et s’appuyant sur un système d’autant plus bureaucratique et rationnel qu’il incarne l’unité de la nation elle-même et celle de la Raison qui ne saurait avoir plusieurs expressions. Évidemment,les familles et les demandes économiques et sociales ne peuvent avoir de place dans ce sanctuaire. Bien sûr, nous savons qu’il y a loin de ce modèle à la réalité bien plus souple et bien plus diverse,mais il reste que ce modèle est un modèle.

Une communauté éducative

Le second modèle est celui de l’établissement autonome dirigé par un responsable et/ou un conseil, et censé répondre aux demandes de la « communauté », c’est-à-dire des associations, des familles, des élus… Dans ce cas, le chef d’établissement dispose d’une autonomie et d’un pouvoir et il ne lui suffit pas de rendre des comptes à sa hiérarchie administrative. Les enseignants sont responsables devant l’établissement et les usagers, le travail collectif et la règle et l’école est moins un sanctuaire qu’elle n’est une communauté « politique » inscrite dans des communautés plus vastes. Ce modèle est celui des pays anglo-saxons et des anciennes écoles privées françaises. Évidemment, là aussi, il y a une distance entre les principes et les pratiques car, dans la plupart des cas, les établissements restent soumis à une autorité de régulation centrale, chacun ne pouvant faire totalement ce qu’il souhaite, notamment en termes de programmes. Mais il n’empêche, ce modèle est un modèle.

Nous pourrions gloser indéfiniment sur les vices et les vertus de ces deux modèles du point de vue de leur genèse, de leur efficacité et surtout de leurs « valeurs » tant elles semblent opposées : confiance dans l’Etat d’un côté ; confiance dans les acteurs de l’autre. Une comparaison conduite entre l’Angleterre et la France montre à quel point ces deux modèles imprègnent fortement les pratiques et les représentations des enseignants[[P. Broadfoot, P. McNess, E, Ravn, B. Planel, P. Triggs, A World of Difference ?, Open University, 2003.]]. Les enseignants anglais se sentent tenus de rendre des comptes au chef d’établissement, à leurs collègues et aux usagers ; les enseignants français se sentent responsables devant l’Etat incarné par l’inspecteur et devant eux-mêmes, c’est-à-dire devant leur vocation d’agent de l’Etat et de la grande culture. Les Français sont des « républicains » représentant l’Etat et la Raison universelle ; les Anglais sont des « démocrates » au service des citoyens tels qu’ils sont et de l’établissement lui-même. D’ailleurs, les premiers sont recrutés par l’Etat et occupent un poste affecté par l’Etat ; alors que les seconds sont formés par l’Etat, mais recrutés pas les établissements eux-mêmes.

Du modèle étatique au modèle autonome

Depuis les années quatre-vingt, la France a semblé s’engager vers un glissement du modèle étatique vers le modèle de l’établissement autonome à travers une série de mesures : établissements en rénovation, appels au projet d’établissement et au travail en équipe, création des conseils d’établissement avec des représentants des parents et des institutions locales, part de budget autonome… Au bout d’une vingtaine d’années, il est bien évident que les choses ont changé comme le montrent les transformations du métier de chef d’établissement tenu de jouer un rôle politique coordonnant l’action de ses collègues, discutant avec les parents et les élus, tout en assurant la conformité des règles. De plus, à côté de l’inspection traditionnelle, nous avons appris à mesurer les performances globales des établissements. Pourtant, il serait absurde de dire que comme nous le système scolaire est passé d’une rive à l’autre.

Les réformes françaises ont placé les établissements à mi-chemin entre les deux modèles. L’établissement ne recrute pas ses collaborateurs. Le rôle d’animation pédagogique du chef d’établissement n’est pas un rôle d’autorité et les chefs d’établissement ont des responsabilités mais peu de pouvoir. Les conseils d’administration ne peuvent intervenir sur la pédagogie et ils restent, le plus souvent, présidés par les chefs d’établissement. Ainsi, la position des chefs d’établissement est-elle fort ambiguë et, dans les faits, elle dépend d’une série de facteurs aléatoires tenant à la composition de l’équipe affectée à l’établissement, à la nature des relations tissées avec l’administration et, semble-t-il, au dynamisme et à la personnalité des chefs d’établissement qui construisent eux-mêmes leurs marges de manoeuvre. Il ne serait peut-être pas imprudent de penser que cette ambiguïté ait pu contribuer à accroître les écarts entre les établissements puisque le centre ne peut plus garantir l’unité de l’offre éducative[[Il ne faut toutefois pas surestimer cette homogénéité au temps du pur modèle républicain car elle tenait largement au poids de l’idéologie républicaine et à une profonde méconnaissance de l’efficacité et de l’équité de chaque établissement.]], et puisque l’autonomie est comme construite par chaque établissement dont le dynamisme collectif peut varier sensiblement d’une école, d’un collège ou d’un lycée à l’autre. Selon le cadre idéologique choisi, soit le modèle étatique, soit le modèle autonome, peuvent apparaître comme des hypocrisies.

Transformer l’administration et la culture enseignante

Nous sommes aussi dans une situation ambivalente parce que les transformations administratives n’ont pas été suivies par une transformation de la culture enseignante. Celle-ci reste très attachée au modèle républicain étatiste pour deux grandes familles de raisons. La première tient à la conviction que seul l’Etat est capable de garantir l’égalité de l’offre éducative, conviction fortement enracinée dans la culture républicaine et dans l’histoire même de notre école. D’ailleurs, il suffit de qualifier le modèle autonome de néo-libéral pour l’invalider. La seconde raison a, depuis longtemps, été décrite par Michel Crozier. Pour les professionnels, le modèle bureaucratique offre le grand avantage de garantir l’autonomie des acteurs soumis à des règles générales et largement interprétables et surtout, soumis à l’autorité lointaine de l’inspecteur, notamment de l’IPR, qui partage souvent les mêmes représentations de la discipline que les diverses corporations. Paradoxalement la rigidité bureaucratique protège la liberté des acteurs et les enseignants répugnent à rendre des comptes à des responsables plus proches d’eux, à être obligés de travailler en équipe et s’expliquer devant les usagers perçus comme les porteurs d’intérêts égoïstes. Ceci ne signifie pas que les enseignants ne veulent pas jouer le jeu de l’équipe et du projet, mais ils refusent que ce qu’ils vivent comme un choix personnel devienne une obligation de service. Sagement, on préfère l’invitation à l’injonction. Il n’est même pas sûr que, sur le fond, les chefs d’établissement ne partagent pas cette croyance bien qu’elle les place dans une situation particulièrement difficile.
Enfin, il n’est pas certain que l’Etat lui-même ait fait les choix en substituant l’évaluation par les normes à l’évaluation par les résultats, en ne changeant pas sensiblement la formation, en ne transformant pas profondément l’inspection malgré la création d’une inspection « vie scolaire »… Bref, tout le monde hésite.

Que faut-il donc choisir ?

Si l’on peut s’accorder sur le fait que l’ambiguïté est la pire des situations parce qu’elle décompose un modèle ancien sans en installer un nouveau, sur le fond, que faut-il choisir ? Peut-être est-il sage de ne s’engager totalement dans aucun des deux modèles. Nous savons par exemple que les pays où la tradition d’autonomie des établissements est forte ont, depuis plusieurs années, renforcé la capacité de contrôle centrale ou régionale[[D. Meuret, Gouverner l’école, Paris, PUF, 2007.]]. En effet, si le risque du modèle étatique est de vider les établissements de tout contenu éducatif propre et de n’en faire que la juxtaposition de professionnels autonomes, le danger du modèle autonome est de laisser le système éclater.
La sagesse serait sans doute d’accroître l’autonomie des établissements et de renforcer simultanément la capacité de pilotage et de contrôle du centre à travers l’évaluation des résultats, le soutien aux établissements, l’affectation ciblée des moyens, l’établissement des règles explicites relatives aux relations entre les établissements. Mais ceci suppose de ne pas réformer seulement les établissements scolaires ; il faut aussi réformer profondément l’administration centrale, son articulation avec les régions, les départements et les communes…[[La statut de l’enseignement agricole pourrait, peut-être offrir une alternative.]] En ce domaine, il est évident que nous manquons d’une ligne claire et, comme dans bien d’autres secteurs, il semble que notre société hésite, ne parvienne pas à se détacher de sa mémoire, parfois de ses mythes, tout en mesurant quotidiennement la distance qui sépare ses modèles de ses pratiques.

François Dubet, Professeur en sociologie, Université de Bordeaux.