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Pédagogie quand tu nous tiens

Instruire ou éduquer : il aurait fallu choisir ? Personne ne l’a fait, sans doute parce que, malgré tout, chacun voyait bien l’inanité d’un tel choix. Mais, vous étiez plusieurs à dénoncer  » l’horreur pédagogique « , c’est-à-dire le fait que les exigences de l’école seraient devenues bien faibles : pas assez de savoirs offerts à l’étude et toujours moins d’exigences culturelles lors des contrôles et examens. Ce n’est pas tant le niveau des élèves qui aurait baissé que celui de l’institution telle qu’elle est gérée. Selon vous, cédant à la pression sociale, à la demande tant des élèves que de leur famille, à leur désir de réussite, l’école a dû s’incliner, s’abaisser. Ainsi, au détriment de la culture, elle aurait entraîné dans sa chute les élèves et leurs enseignants. Les raisons de cette chute résideraient donc dans la gestion institutionnelle de l’école : les enseignants ne sont plus maîtres dans leur classe, ils peuvent de moins en moins être les auteurs de leur uvre devenue cours. Ils doivent obéir à des normes pédagogiques, se conformer à des exigences plus ou moins absurdes. Vous pensez qu’afin que tous les élèves réussissent, il est exigé des enseignants d’en rabattre sur leurs prétentions, de faire de moins en moins cours, de devenir les fameux  » animateurs « . Et ces normes institutionnelles, l’organisation qu’elles supposent, vous semblent bien empruntées à quelques adeptes de pédagogie dont les méthodes, infiniment contestables, se voient érigées en système. Vous croyez qu’auparavant chacun pouvait s’élever selon son mérite, son intelligence et son travail, qu’aujourd’hui la masse étouffe l’élite, l’entrave, l’empêche, et que personne ne peut véritablement accéder à la culture. Vous le croyez vraiment ?

Pourquoi voulez-vous oublier que l’école est injuste et qu’elle a toujours été injuste ? Si elle a fait réussir, s’élever une certaine partie de la population elle a aussi toujours exclu, et ce très tôt dans la scolarité du plus grand nombre. Vous êtes, pour certains, issus de milieux peu favorisés comme l’on dit aujourd’hui, est-ce que votre réussite personnelle signifie qu’elle était autorisée à ceux qui le méritaient, que ceux qui sont restés sur le côté l’ont bien voulu, qu’ils n’ont pas assez travaillé ou n’étaient pas assez intelligents ? Tout comme vous, je crois que c’est par le savoir que l’élève s’affranchit, s’élève, cette idée est le fondement même de ma volonté pédagogique, de mon militantisme pédagogique. Mais ce savoir ne peut être simplement présenté de loin comme un trop beau cadeau dont l’autre ne serait pas vraiment digne, pas toujours. Pour beaucoup d’élèves, il est essentiel de les accompagner dans leurs découvertes et appropriations et de toujours inventer et interroger cet accompagnement. Ce lien si fort et constant entre la réussite scolaire et les origines socioculturelles des élèves ne vous interroge-t-il pas ? Pour moi, c’est dans cette simple et banale constatation que s’origine mon militantisme pédagogique : ces clés que l’on réserve à ceux qui les ont déjà, ne peut-on pas agir pour que d’autres les possèdent aussi ?

Sommes-nous bien d’accord ? Je crois que les enfants pauvres, les enfants de pauvres, disons les choses clairement, ne sont pas plus bêtes que les autres, pas plus paresseux. Et vous ? Leur échec massif à l’école nous pose alors, un véritable problème que nous ne pouvons remettre à d’autres, même si ce problème est d’abord et avant tout politique. Bien entendu, nous devons interroger les politiques économiques, sociales, culturelles et ne pas croire que l’école sera la solution des difficultés engendrées par ces politiques. Ne nous trompons pas de révolution dites-vous. Oui, je suis tout à fait d’accord. Mais alors travaillons à cette révolution, et, en attendant le grand soir, que faire avec ces filles et ces garçons qui n’ont rien à perdre parce qu’ils n’ont jamais rien gagné, qui n’ont jamais véritablement appris à lire, à écrire parce qu’ils n’en ont jamais trouvé le sens ? Pour moi, apprendre, faire apprendre à lire et à écrire, à penser est d’abord un acte politique : c’est donner à l’autre les moyens de sa liberté, celle de s’affranchir de lui-même, des autres et du monde parce qu’il aura les outils pour les lire et les comprendre, les réfléchir. Alors, comprenez que je ne peux pas me contenter de faire ma leçon de lecture du mieux possible. Si je crois que tout le monde a le droit d’apprendre, je dois m’y engager véritablement et réfléchir aux moyens. Si la pédagogie est pour moi essentielle, c’est d’abord parce qu’elle affirme l’universalité du possible de chacun et, qu’ensuite, elle cherche les moyens de réaliser ce possible. La première affirmation ne saurait suffire.

Si véritablement vous souhaitez élever l’élève, tous les élèves, les affranchir de leurs déterminismes pour les faire accéder à leur universelle humanité, je ne comprends pas vraiment ce qui nous sépare. Nos intentions, la démocratisation de l’école, semblent les mêmes. Si ce sont simplement nos outils qui nous opposent, alors je crois que nous pouvons nous entendre. Il nous suffit d’échanger à propos de ces moyens, de ces outils. Sans cris, sans procès d’intention, sans réduire l’autre à sa passion nous pourrions nous parler, étudier point par point les moyens proposés par les uns et les autres. Je n’accepte pas tous les outils des pédagogues. Je ne les utilise pas toujours, sans cesse je les interroge, je les mets à l’épreuve, je les réfute et je cherche à en inventer de nouveaux. Quant à ceux qui sont imposés par le ministère, les pédagogues n’en sont pas responsables. Vous ne pouvez les accuser des maux suscités par ces collages qui les vident parfois de toute substance. Ne confondons pas les pédagogues et les responsables politiques. Les idées des uns ne sont pas celles des autres et leurs moyens encore moins. Nous avons sans doute nous aussi, pédagogues, à dénoncer ces emplâtres inefficaces qui font de nos idées, de nos outils des armes contre nous. Mais, jamais nous ne jetterons l’ensemble de cet effort pour faire s’élever chacun de nos élèves, pour permettre à chacun d’exister pleinement.

Et si ce conflit était plus profond que ce qui en a été dit ? S’il fallait s’interroger sur les intentions, sur les finalités des uns et des autres ? La correction interdit de dire publiquement, officiellement qu’il y a des élèves plutôt bêtes ou paresseux, plus ou moins responsables, voire coupables, de leur propre incapacité à apprendre. L’égalité de droit est un principe républicain partout affiché, et pourtant, tendez l’oreille, écoutez les discours privés de nombre d’adultes, enseignants ou non : ceux qui échouent ou réussissent le mérite. Est-ce bien cela l’élitisme républicain ? Poser l’égalité comme un acquis de départ, considérer les élèves comme un seul, comme un être abstrait qui doit simplement bien profiter de l’enseignement donné par un professeur suffisamment savant, n’est pas qu’une triste erreur c’est aussi le signe d’une volonté implicite, d’une idéologie. C’est bien parce que je considère l’élève dans sa réelle incarnation sociale, économique, culturelle et psychologique que je peux l’aider à faire advenir et vivre en lui son universalité, que je peux tenter de lui permettre de dépasser toutes ses déterminations (et nous pouvons ensemble, réfléchir aux meilleurs moyens de le faire, travailler à les construire). Affirmer l’inverse n’est pas seulement une erreur tactique c’est une supercherie, une malhonnêteté.

Françoise Carraud