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Passer le pont

Le choc des cultures que nous vivons aujourd’hui à l’école nous invite à adapter notre posture, sans nous renier, pour continuer à enseigner.

Culture première, culture seconde

Chaque élève arrive à l’école avec sa culture première, héritier d’un monde qui l’a imprégné par osmose, lui fournissant une langue, des conduites sociales, des habitudes de vie. L’école valorise une autre culture, souvent vécue comme un arrachement à la culture première, ce qui fait de l’enseignant non seulement un homme du dialogue, mais aussi de la confrontation. Cette culture « seconde », comme le rappelle Clermont Gauthier[[Clermont Gauthier, « Former des pédagogues cultivés ». In Vie pédagogique (Gouvernement du Québec) n°118, février-mars 2001.]], c’est l’ensemble des œuvres produites par l’humanité pour se comprendre elle-même. Les programmes scolaires constituent l’ensemble des éléments de culture seconde qu’une société choisit à un moment donné de son histoire pour former des êtres cultivés. Or, « en tant qu’adulte scolarisé, l’enseignant s’est progressivement détaché de sa culture première pour accéder à la culture seconde. En ce sens, il est doublement héritier : d’une culture première qui l’a façonné depuis sa tendre enfance et d’une culture seconde qu’il a acquise par la suite ». La posture acquise peut ainsi être éloignée de celle de chacun de ses élèves. Comment alors entrer en relation avec eux ? « L’apprentissage deviendra significatif pour les élèves quand l’enseignant réussira à tisser des liens avec leur contexte, leurs préoccupations et leurs repères afin de les faire accéder à d’autres rivages. C’est pourquoi, même si ce n’est pas la fonction de l’école d’enseigner la culture première, elle peut néanmoins partir de celle des élèves pour leur faire acquérir la culture seconde valorisée par la société ». Rejetons, avec Paulo Freire, toute accusation de démagogie : « Savoir écouter l’apprenant ne signifie ni se mettre en accord avec sa lecture du monde, ni s’accommoder à elle, en l’assumant comme sienne. »[[Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie. Savoirs nécessaires à la pratique éducative, Erès, 2006.]]
La métaphore du pont peut éclairer le défi qui s’impose à l’enseignant, la connivence culturelle entre élèves et professeurs jouant de moins en moins : comment aller les chercher, comment les aider à mettre un pied sur notre rive ? Le dialogue à instaurer entre deux cultures qui souvent s’opposent ne constitue pas une invitation à se flageller, mais à remettre en question la manière de proposer celle qui doit être enseignée. Michel de Certeau souligne combien « l’intelligence d’un savoir nait avec l’expérience du lien qui nous unit à l’autre »[[Michel de Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, Seuil, 1969.]]. Cette médiation ne constitue pas une ruse pédagogique dissimulée derrière une attention bienveillante, c’est un rapport de confiance que l’éducateur s’efforce de construire entre le jeune et lui, mais où chacun respecte la position et la raison de l’autre en sachant que « la résistance des autres reste la condition de son propre progrès. »[[Id. p. 217.]] Installer le respect s’impose, c’est-à-dire reconnaitre l’individu dans son « authenticité ».

Deux directions possibles

Pour Michel de Certeau, le dialogue est ce qui doit faire d’une nécessaire information l’élément d’une formation, le « creuset » d’une culture en mutation. Pour concrétiser cette invitation au dialogue, nous proposons ici deux directions possibles, parmi bien d’autres. La première permet à l’enseignant de se situer dans la culture qui est la sienne, la seconde de mieux appréhender celle de l’élève.
Pourquoi l’enseignant ne se livrerait-il pas à un travail d’auto-socio-analyse comme le propose Pierre Bourdieu dans son dernier ouvrage[[Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004.]] ? La clé de chacun, c’est « où et quand il est né », écrit Didier Eribon qui a tenté l’expérience. « C’est-à-dire l’époque et la région de l’espace social où se décida ce qu’allait être sa place dans le monde, son apprentissage du monde, son rapport au monde. » Il parle ici de son père, mais ces deux questions, posées avec cette même connotation sociale, constituent un bon point de départ d’un travail de socio-analyse. Pour comprendre la situation qui est la nôtre, on va éviter de la penser en termes psychologiques ou psychanalytiques, car « dès lors qu’on laisse s’instaurer le règne d’Œdipe, on désocialise et dépolitise le regard porté sur les processus de subjectivation : un théâtre familialiste remplace ce qui relève des réalités de l’histoire et de la géographie (…), c’est-à-dire de la vie des classes sociales. » Accepter de décoder son idéologie, c’est prendre conscience de l’écart qui nous sépare de l’élève, mais aussi instaurer le doute, pas le doute qui inhibe, mais, au contraire, celui qui féconde l’action. Nous avons pu vérifier tout l’intérêt de ce travail, parfois douloureux, chez des étudiants en licence en Sciences de l’éducation, en formation permanente.

Quelle place tient le livre dans la culture de l’élève ? C’est une information importante pour le professeur de français qui veut promouvoir la lecture. En début d’année de troisième, à partir de textes de Georges Perec[[Georges Pérec, « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres » in penser/classer, Hachette, 1985.]] et de Walter Benjamin[[Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Rivages, 2000.]], l’élève est invité à un travail d’ethnographie dont l’objet est sa bibliothèque[[« J’appelle bibliothèque un ensemble de livres constitué par un lecteur non professionnel pour son plaisir et son usage quotidiens. Cela exclut les collections des bibliophiles et les reliures au mètre, mais aussi la plupart des bibliothèques spécialisées (celles des universitaires par exemple) dont les problèmes particuliers rejoignent ceux des bibliothèques publiques » (G. Perec, op. cit. p. 31).]], selon la définition qu’en donne l’auteur de Penser/classer. Cette recherche s’appuie sur le questionnaire ci-dessous.

« Je déballe ma bibliothèque »

  1. Lisez d’abord le texte de Georges Perec.
  2. Répondez aux questions suivantes.
    Dans quelle pièce de votre logement sont rangés vos livres ?
    Décrivez l’endroit et le(s) meuble(s) qui les contiennent.
    Combien d’ouvrages comptez-vous dans votre bibliothèque ?
    (Nous prenons ce mot au sens que lui donne Perec p. 31)
    Comment les avez-vous rangés ?
    Comment les avez-vous classés ?
    Après avoir observé votre bibliothèque, citez les remarques de Perec qui vous semblent particulièrement pertinentes.
  3. Lisez ensuite les courts extraits de Walter Benjamin.
  4. Répondez aux questions suivantes.
    Combien de livres de votre bibliothèque avez-vous lus ?
    Dressez la liste de ces ouvrages sur le modèle de Benjamin. Vous ajoutez le nom de l’éditeur, de la collection.
    Vous n’êtes pas encore entré dans certains ouvrages ? Pourquoi ? Présentez-les. Envisagez-vous de les lire à l’avenir ?
    Comment appréciez-vous la passion de Walter Benjamin pour les livres ?

Ignorer, occulter, mépriser la culture de l’autre, ne nous permet pas de transmettre les connaissances nécessaires à l’élève pour construire son savoir, il nous faut être capables de négocier une transaction entre deux univers culturels différents, de passer le pont. Rien n’est garanti, car c’est une aventure qui s’écrit, comme le constate Daniel Hameline, sous le signe de la singularité : « L’histoire du rapport d’un être humain avec le savoir, tout cognitif qu’il puisse être décrit, est l’histoire d’une aventure où chacun, sous les pressions conformantes et déformantes de son environnement social, construit et détruit son identité dans un jeu de miroir sans cesse relancé avec l’identité des autres, avec les modèles, qu’ils imposent et ceux qu’ils interdisent. »[[Hameline Daniel, 2000. Courants et contre-courants dans la pédagogie contemporaine. Paris : ESF, p. 73.]]

Jean-Yves Séradin
Professeur de français en collège, chercheur au LAREF, UCO Angers