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On tourne !

Pour faire entrer le cinéma dans la classe, il faut avant tout se poser la question du sens : qu’est-ce donc que le cinéma ? C’est une histoire filmée, avec des rebondissements, des scènes surprenantes, des fins tragiques, des personnages hors du commun. Ce sont aussi des références, des genres, des souvenirs, etc. Comment trier, faire un choix pertinent, et proposer une entrée réussie aux élèves dans le 7e art ?

Ma double casquette de cinéaste et d’enseignant m’oblige à pousser la réflexion jusqu’à l’introspection, pour finalement arriver cette réponse : pour moi, le cinéma est avant tout une intention. L’intention d’émouvoir. Certains diront que leur intention est plutôt de faire passer un message ou de créer une intrigue habilement ficelée. Mais ces objectifs ne seront atteints qu’à la condition que le film ait ému les spectateurs : peur, joie, colère, tristesse, etc. C’est bien l’intensité de ces émotions qui fera le succès d’une histoire.

Claude Lelouch disait qu’il y a deux types de cinéastes : les conteurs et les poètes. Les premiers auraient un talent pur de narrateur, tandis que les seconds ont l’intelligence des images, les meilleurs cinéastes étant ceux qui arrivent à trouver le meilleur équilibre entre histoire et image, scénario et mise en scène. L’un étant continuellement au service de l’autre, dans cette même intention : faire vivre des émotions au spectateur.

C’est donc par une notion d’intention, et toutes les conséquences qui en découlent, que je présente un projet autour du cinéma à mes élèves. Je leur explique que c’est la manière dont il utilise la grammaire du cinéma qui va déterminer la qualité ou la médiocrité d’un réalisateur. J’essaie de leur faire comprendre que la qualité d’un film dépend directement de l’utilisation de ces outils. Comme le musicien choisit ses notes et la manière de les jouer lorsqu’il écrit une symphonie, le cinéaste compose avec certains éléments et la manière de les utiliser pour réaliser son film. Les notes de musique, en matière de cinéma, s’appellent valeur de plan, composition de l’image, ambiance sonore et lumineuse, mouvement de caméra (traveling, panoramique, fixe, etc.), direction d’acteurs, montage en postproduction et, bien sûr, scénario. Un film n’est rien d’autre que la résultante de tous ces choix, et de la manière dont on se sert de ces outils.

Didactiser le savoir

Comment transférer ces éléments en compétences abordables avec des élèves de primaire ? Et mieux, en mobilisant des compétences présentes dans les programmes officiels, que tout enseignant se doit de suivre ? Comment se servir du support cinéma pour faire acquérir aux élèves, autrement, les compétences obligatoires ?

J’en ai fait l’expérience à plusieurs reprises, de manières très différentes. J’exposerai ici la plus marquante, celle d’organiser le tournage d’un Lipdub dans le cadre d’un atelier cinéma proposé par mon collègue de CE2 et moi-même à une dizaine d’élèves de cycle 3, au rythme d’une heure par semaine. Un Lipdub est un clip musical où chacun chante en playback la chanson choisie. Le plus célèbre Lipdub est celui réalisé par les étudiants de l’université du Québec à Montréal, sur la musique de « I got a feeling », disponible en visionnage sur YouTube. Une démonstration impressionnante de créativité et de technicité, tournée en un seul plan-séquence.

Les intentions : choix de la musique

Les premiers temps ont été consacrés à une réflexion de préproduction : Pourquoi faire un Lipdub ? Quelles sont nos intentions ? Comment les traduire en images ? Les élèves ont commencé par visionner quelques Lipdub, puis ont rédigé pendant plus d’un mois des petits textes répondant à ces interrogations. Ils se sont à cette occasion rendu compte que leur image et celle de l’école étaient en jeu. Cela a supposé un travail faisant à la fois partie intégrante de la réflexion d’un cinéaste et mobilisant des compétences du socle commun telles que la maitrise de la langue française (rédaction, vocabulaire, grammaire, orthographe) ou les TICE lors de la mise en page sur ordinateur. Le choix de la chanson a fait l’objet de recherches, puis de débats argumentés : Quel est son message ? Sa difficulté technique ? Le style correspond-il à celui que l’on veut donner à notre école ? C’est « What a wonderful world », écrite par Bob Thiele et George David Weiss, et chantée par Louis Armstrong (en 1967) qui a été retenue. Le message de paix, les paroles, et une multitude d’idées de chorégraphie de la part de l’équipe ont été les arguments convaincants menant à ce choix.

Créer une mise en scène

Une fois la musique choisie, nous avons visionné à nouveau plusieurs Lipdub, en proposant aux élèves une grille d’observation. Certains devaient noter les idées de mise en scène : le cadrage (plans américain, moyen, plan d’ensemble, contreplongée), d’autres les mouvements de caméra (panoramique, traveling, fixe) ; un troisième groupe portait son attention sur la diversité des chorégraphies et leurs liens avec les paroles. Nous avons guidé les élèves par des questions : « Quel effet telle ou telle valeur de plan donne-t-il au spectateur ? Pourquoi ce mouvement de caméra a-t-il été choisi pour ce plan précis ? Quel lien entre parole et chorégraphie ? » À partir de ces observations, il a été plus facile de trouver des idées personnelles pour notre projet, par exemple en observant les couloirs et les classes de l’école.

Une question fut soulevée lors d’un atelier : « Mais comment se souvenir des positionnements de chacun pour tous les plans ? » La transition parfaite à l’introduction du story-board, qui était prévu pour la séance suivante ! Nous avons montré aux élèves des extraits du story-board du dessin animé Toy Story, avant de visionner l’extrait correspondant. Les élèves ont pu constater que les changements de plans, mouvements de caméra et déplacements des acteurs étaient clairement indiqués sur les croquis. Trois élèves passionnés de dessin se portèrent volontaires pour en faire de même avec notre projet. Malheureusement, un story-board nécessite le coup de main d’un dessinateur professionnel et les vignettes peuvent devenir rapidement illisibles si tel n’est pas le cas. Nous avons donc simplement pris en photo tous les plans prévus, puis les avons assemblés comme une bande dessinée, en notant en marge les indications de mouvement. Le dernier travail avant de se lancer dans les répétitions fut d’attribuer des rôles aux autres élèves de l’école (bien souvent par groupes).

Répétitions et tournage

Le tournage d’un Lipdub est un véritable défi technique et de mise en scène : il s’agit de tourner un plan séquence de près de six minutes, en montrant l’école dans son ensemble ! Un exercice aussi technique exige de la rigueur et des répétitions. Les premiers essais ont été effectués seulement par les élèves de l’atelier cinéma. Chacun jouait plusieurs rôles, qui ont été attribués par la suite à d’autres élèves de l’école. Puis, avec la complicité des autres collègues, il a fallu banaliser quelques heures réparties sur une quinzaine de jours pour organiser des répétitions générales avec l’ensemble des élèves et enseignants. Une fois les répétitions satisfaisantes, le tournage a été planifié assez rapidement, et le plan-séquence réussi en six prises seulement, à l’aide d’une petite caméra au poing. Mon collègue a assuré le cadrage. Il n’est pas question à ce niveau de mettre en place des éléments de lumière (spots, réflecteurs, etc.) ou de machinerie (rail de traveling, grue, etc.), bien trop lourds pour ce type de projet. Il en est de même pour le choix de la caméra : l’utilisation d’une caméra professionnelle requiert non seulement un financement important, mais aussi la présence d’un technicien spécialisé. Le montage a été effectué par des adultes, quelques jours plus tard : il a suffi de rajouter la musique en fond sonore, et le clip final fut projeté à toute l’école puis aux parents.

Le projet de clip est très concret et motivant pour les élèves, et le processus de travail (réflexions, visionnages, essais, etc.) en amont permet aux participants d’effectuer un réel travail de cinéaste.

Sylvain Loscos


Une double vie

Depuis trois ans, je réalise des courts métrages professionnels en plus de mon métier de professeur des écoles. Le cinéma a toujours été fortement présent dans ma vie, aussi bien comme support d’enseignement que sur le plan personnel. Passer de l’autre côté de la caméra était inévitable. Mais comment se lancer dans une telle entreprise lorsqu’on est simplement instit ?

La réalisation d’un film est l’aboutissement d’une somme de compétences et de travail tellement important qu’elle dépasse largement les moyens d’un seul individu. Il a fallu m’entourer de techniciens, de comédiens, d’assistants. Dans le processus de création d’un film, le réalisateur est celui qui fait tout et rien à la fois. Il explique ses intentions à son équipe (scénariste, directeur d’acteur, metteur en scène, cadreur, preneur de son, directeur de la photographie, monteur, chef décorateur, assistant réalisateur) qui exécute et propose. Cet indispensable travail en équipe est une notion intéressante à faire passer aux élèves : leur faire comprendre que le nom présenté sous le titre du film n’est que celui du « chef d’orchestre » et qu’il n’est qu’un maillon de la chaine.

J’ai appris sur le tas quelques notions techniques, mais reste incapable de remplacer le cadreur, le preneur de son, aucun technicien présent sur le plateau. Chaque poste est un véritable métier, avec sa formation et son identité propre. Quelques notions de montage vidéo, de théâtre et d’écriture, de nombreuses lectures et d’innombrables séances de cinéma étaient mes seules véritables ressources.

Pour mon premier film, j’ai proposé à certains de mes élèves des rôles de figuration. Cette expérience leur a permis de prendre conscience de ce qu’est la réalité d’un tournage : attente, écoute des consignes, concentration, etc. Les mêmes élèves ont, quelques mois plus tard, pu assister à la projection du film. Mes deux vies n’en font qu’une.

S. L.