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On peut enseigner Corneille et Harry Potter

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Les « jeunes d’aujourd’hui » ne lisent pas spontanément Flaubert et Hugo, c’est entendu. Les jeunes d’hier le faisaient-ils ? Contrairement à ce que nous chantent en tout cas les sirènes du déclinisme, l’école n’a pas renoncé à faire étudier les « grandes œuvres » aux élèves, mais elle les complète ou les enrichit aussi d’œuvres plus modernes. De quoi, d’ailleurs, sera faite la culture classique de demain ?
« À l’école, sous l’influence des pédagogies relativistes, on a abandonné la transmission du patrimoine littéraire et artistique. On met tout sur le même plan et on renonce à enseigner les classiques. »
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Dessin de Pol Legall

Pour les esprits portés au déclinisme, tout fait ventre : un texte de rap ou une page de bande dessinée trouvés dans un manuel suffisent à prouver que l’enseignement des disciplines littéraires et artistiques n’est que renoncement et démagogie. Et, dans l’ignorance des pratiques pédagogiques réelles, on en fait une peinture fantasmée apocalyptique où les rappeurs ont détrôné Hugo, Titeuf a remplacé La Fontaine, un selfie est l’équivalent d’un Rembrandt. D’où l’étonnement des gens si vous dites que Le Cid se lit, mais oui, en 4e, que Guernica est un incontournable de la classe de 3e ou qu’on écoute Monteverdi ou Beethoven en école primaire. Ou si vous montrez la liste des œuvres indiquées pour tel cycle d’enseignement (école ou collège) et comportant ces classiques patrimoniaux dont le seul nom fait sangloter d’émotion ceux-là mêmes qui seraient bien en peine de dire comment les transmettre aujourd’hui (à supposer qu’ils les connaissent vraiment).

Les programmes du lycée sont quant à eux très précis : pour prendre deux exemples, il faut étudier en classe de 2de, outre la poésie et des textes d’argumentation, au moins une pièce du théâtre classique et un roman réaliste et, en Terminale littéraire, une solide culture est nécessaire aux élèves pour confronter Sophocle et Pasolini sur le mythe d’Œdipe ou pour mettre en perspective le roman de Gide Les faux monnayeurs et le journal que l’auteur a tenu durant son écriture.

« Pour la plupart d’entre nous qui partageons une même mission de formateurs, ce cadre de travail nous oblige à poser ensemble quatre questions intriquées : qu’est-ce que la littérature ? Qu’est-ce pour l’élève qu’apprendre la littérature ? Qu’est-ce pour l’enseignant qu’enseigner la littérature ? Qu’est-ce enfin que former ou se former à enseigner la littérature ? »

Jean-Charles Chabanne, Introduction aux 7e rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, IUFM de Montpellier, 6 au 8 avril 2006.

Reprenons donc les questions une par une.

Les grandes œuvres sont-elles toujours dans les programmes ? Oui, dès les jeunes années. Que ceux qui en doutent aillent les voir, ils sont disponibles sur le site Eduscol. Elles sont toujours considérées comme essentielles parce qu’elles nous font percevoir le monde et l’homme sous un angle riche et fécond ; elles constituent le trésor commun des hommes auquel chaque siècle ajoute ses pierres.

Travaille-t-on à l’école sur autre chose que les grandes œuvres ? Oui. Et notamment, en français, sur la littérature dite « de jeunesse », qui a elle aussi ses classiques comme Michel Tournier ou Pierre Gripari, ou plus récemment J.K. Rowling (Harry Potter). Bien choisie, cette littérature est, elle aussi, complexe et riche, et engage dans une lecture proprement littéraire, passerelle pour accéder à d’autres continents.

Bien souvent d’ailleurs nos « grandes œuvres » ont généré une longue descendance d’enfants et petits-enfants, reprises, adaptations, échos variés, comme ce Roméo et Juliette de Shakespeare, connu (quoique peu lu vraiment) de tous, et décliné en tellement de formes différentes au fil des siècles jusqu’à la récente chanson de Grand Corps Malade, Roméo kiffe Juliette  , dont le refrain brode des variations sur une pensée de Pascal, rien que ça ! On a l’embarras du choix pour parcourir ce riche réseau de variations où les œuvres résonnent au contact les unes des autres.

Difficile ou plutôt exigeant

Est-il difficile actuellement d’aborder les « grandes œuvres » ? Oui, bien sûr (mais est-ce si nouveau ?). Difficile pour tout le monde, pas seulement pour une catégorie, disons : les jeunes de milieux populaires, facilement désignés comme ceux qui auraient le plus besoin de cet apport culturel et à qui on renoncerait de l’apporter, les laissant dans une prétendue pauvreté de pensée dont la description comporte souvent un mépris de classe étonnant. Rappelons au passage, pour en rester à la lecture, que ce ne sont pas seulement les « grandes œuvres » qui sont difficiles, mais tout texte exigeant : une double page de manuel d’histoire, pour nos élèves ; ou, pour leurs enseignants, un article du Monde dans un domaine dont le lecteur n’est pas familier, un hebdomadaire scientifique ou économique… Bien sûr, cette difficulté est moindre pour ceux à qui leur environnement fournit des médiations implicites. Et on oublie vraiment trop souvent que lire, c’est aussi avoir des espaces sociaux, parents, amis, blogs, où parler de ses lectures… Une dimension méconnue et essentielle que l’école s’efforce de recréer par toutes sortes de moyens, réseaux de lecteurs, défis-lectures, cercles et clubs.

Et alors ? Alors, si les tenants des pédagogies nouvelles ou renouvelées ont un mérite, comme le rappelle Bertrand Daunay1, c’est dans le fait de ne pas éluder la difficulté, le « oui mais comment » : car les pratiques langagières et culturelles ouvertes et enrichissantes nécessitent un apprentissage. C’est difficile, on échoue parfois, comme le raconte l’instituteur Albert Thierry en… 19022. Mais les exemples de démagogie ou de renoncement ne sont ni dans les programmes, ni chez les pédagogues. Saluons au contraire, dans les classes et les établissements, une grande inventivité de pratiques qui montre à quel point l’école relève avec force le défi de la transmission vivante du patrimoine.

Florence Castincaud
Professeure de français en collège, membre du Comité de rédaction des Cahiers pédagogiques
Ce qu’en dit Anne-Marie Chartier
« Peut-on, à travers les lectures obligées, programmées, besogneuses, évaluées, former des lecteurs qui aimeront lire par eux-mêmes ? Les lectures collectives inventées par l’institution peuvent-elles réellement accroître les lectures personnelles ? […] Ce que l’école vise, finalement, quels que soient les corpus et les façons de lire, ce sont ces lectures qui laissent des traces, qui font mémoire, qui nourrissent les échanges, qui éclaireront d’autres lectures, bref qui changent leur lecteur : lecture de formation et non lecture de consommation. »Extrait de sa recension de « Lecture privée et lecture scolaire. La question de la littérature à l’école », coordonné par Patrick Demougin et Jean-François Massol, parue dans Histoire de l’éducation n° 93, 2002.

À lire également sur notre site :
N° 486 des Cahiers pédagogiques, « Culture de l’école, cultures des jeunes », coordonné par Nicole Priou

Lire Proust avant « Martine, petite maman » !, par Bénédicte Parmentier

Notes
  1. Bertrand Daunay, « Lecture littéraire et disqualification scolaire », Lidil, 33, 2006, 19-36.
  2. Albert Thierry, L’homme-en-proie-aux-enfants, Editions-Fabert, texte réédité en 2010.