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Nous sommes tous des professeurs de culture humaniste

Nous voilà donc, spécialement nous, professeurs de « lettres classiques », obligés de choisir notre camp, et si possible le bon, celui des défenseurs du « latin-grec » (cette option s’appelle depuis cinq ans déjà « Langues et cultures de l’antiquité » mais beaucoup l’ignorent, y compris Aurélie Filipetti qui s’indigne comiquement de ce changement d’appellation). Dommage de se trouver face à des prises de position si manichéennes, car les vrais débats, eux, sont intéressants, quand on s’éloigne des lancers d’invectives.

Pour avoir une idée précise de la situation qui prévaudra avec la réforme du collège sur ce point, il est bon de consulter le dossier très complet proposé par le site « Arrête ton Char » qui fait « un point dépassionné », disent les auteurs : Saluons cette documentation qui suit à la trace les différentes déclarations et textes du ministère et de la Degesco, jusque dans leurs hésitations et rectifications. Les langues anciennes seront donc « enseignement de complément », 5 heures au sens strict de la 6e à la 3e au lieu de 8 actuellement, la perte étant contrebalancée par des EPI fléchés « langues anciennes » (sans parler des apports du latin grec vus en cours de français).

Dans les controverses, la situation actuelle du latin-grec au collège, ou plutôt des Langues et cultures de l’antiquité, ne fait, elle, guère objet de débat, si ce n’est bien sûr pour déplorer la part trop faible qui lui est réservée et, refrain connu, « la dégradation constante de la situation » depuis… allez, disons, la nuit des temps, pour mettre tout le monde d’accord. On se rappelle pourtant l’époque où les enfants sortant de CM2 étaient inscrits par leurs parents soit au lycée de la ville, avec latin dès la 6e, parce qu’ils étaient promis aux études longues, soit au CEG, sans latin, parce qu’on n’espérait pas pour eux qu’ils poursuivent des études au-delà de la 3e. Deviner quelles classes sociales fréquentaient ces deux types d’établissements, et quel corps de professeurs y était affecté, n’est pas bien difficile. A côté de cela, le collège unique et son option latin ouverte à tous me semblent avoir été un immense progrès : tout n’est donc pas que glissement vers l’abime…

Cette option « latin » (et parfois grec) n’est pas sans poser actuellement quelques questions tout de même, justement sur la question de la langue elle-même, point qui chagrine les opposants à la réforme : admettons pour la culture transmise via les EPI, disent-ils en gros, mais que sera-t-elle sans la connaissance intime de la langue (voir la discussion de Robin Delisle) ? Sans les compétences nécessaires pour comprendre les textes antiques ? Eh bien justement, cela me laisse perplexe. S’agissant de la langue elle-même, les compétences acquises en fin de 3e en compréhension de textes sont bien faibles. Dans un collège « ordinaire » ou ZEP, de la 5e à la 3e, nous avons évidemment dans chaque cohorte trois ou quatre élèves très performants qui se meuvent avec aisance dans les structures de la langue latine, comprennent tout de suite qu’un accusatif en début de phrase ne sera pas le sujet, saisissent l’art de la brièveté dans une maxime latine, bref, ont les réflexes nécessaires pour se mouvoir dans une langue flexionnelle (à déclinaisons) avec son génie propre. Les mêmes sont en général excellents en anglais, en allemand ou en espagnol. Pour les autres, c’est beaucoup plus difficile, surtout si nous sommes bien d’accord pour que l’option accueille et garde tous les élèves qui en ont envie, sans décourager les « faibles ». Je salue la prouesse de ceux qui disent faire réussir tous leurs élèves en grammaire latine ; moi, j’ai des élèves qui au bout de plusieurs mois de travail en 5e se trouvent toujours en difficulté sur le principe même des déclinaisons, et j’en prends ma part de responsabilité, mais le fait est là.

Et qu’on n’incrimine pas leur méconnaissance de la grammaire française, car celle-ci est en l’occurrence d’un faible secours. Une bonne part de mes élèves n’a compris le fonctionnement du génitif qu’en le manipulant comme l’apostrophe + S qu’ils connaissant en anglais, là où l’appel à la reconnaissance du « complément de nom » français ne les aide guère.

Certains de ces élèves en difficulté avec la langue quittent l’option, d’autres restent, contraints par leurs parents (et de mauvaise humeur pour les deux ans qui suivent) ou au contraire avec grand plaisir parce qu’ils ont pris gout à l’étude du passé, aux recherches de civilisation, aux discussions historiques, politiques, philosophiques, religieuses, qui surgissent régulièrement dans les heures de langues anciennes. Pour en laisser le moins possible sur le bord du chemin, je différencie, je ralentis, je tente des approches variées, j’essaie de ne pas avancer à marches forcées. Autrement dit, même avant la réforme actuellement proposée et ses nouvelles dispositions horaires, la connaissance réelle (« intime ») de la langue est le fait d’un tout petit nombre, soyons francs.

D’ailleurs pourquoi si peu d’élèves décident-ils de poursuivre au lycée ? Ils cèderaient, parait-il, à la « pression utilitariste »… Merci pour les autres choix et options proposés ! Hors des langues anciennes, tout n’est donc que mercantilisme et poudre aux yeux moderniste… ? Pourquoi ne pas plutôt considérer que la pratique des langues anciennes, en tant que langues, est et restera l’apanage d’un petit nombre, comme les études musicales par exemple ? Nous disputerons-nous, tels les professeurs de Monsieur Jourdain ou ceux du nouveau riche Jeannot chez Voltaire, pour décider qui est le plus utile, le plus fondamental, celui qui fonde tous les autres ? Les tribunes émouvantes publiées ici et là par des professeurs de Lettres classiques, mais aussi par d’autres, crient à l’assassinat de la pensée si on amoindrit la part des heures latin-grec, dans lesquelles, disent les auteurs, nos élèves « forgent les armes intellectuelles des citoyens qu’ils seront demain  ». Alors, ne protestez-vous pas qu’heureusement cette propédeutique à une pensée adulte éclairée est aussi votre objectif, enseignants de toutes les autres disciplines y compris les documentalistes, professeurs principaux en heures de vie de classe, organisateurs de projets en tous genres, équipes mobilisées pour la semaine de la presse, CPE formateurs de délégués élèves, etc. ?

La réforme proposée n’est donc pas pour moi un tremblement de terre.
Reprenons cette visée de démocratisation du collège, urgente et vitale, que porte, même modestement, l’actuelle réforme. Œuvrons pour que, dans ce projet, des EPI intelligemment faits renouvèlent année après année la connaissance des langues et cultures de l’Antiquité ; ce ne sera pas commode, c’est vrai, il y faudra de l’intelligence et de l’inventivité, mais nous serons heureux de toucher de nombreux élèves. Continuons, dans les 5 heures de l’enseignement complémentaire, à réfléchir à une didactique de la langue elle-même plus performante pour cultiver chez nos élèves le gout de la réflexion sur les mots, leur histoire, leurs voyages, sur les structures de langue et de pensée ; continuons à comparer les langues flexionnelles comme le latin, le turc ou le russe, que certains de nos élèves connaissent, ou les façons dont l’anglais, l’allemand et le latin, mais aussi l’arabe, traduisent l’appartenance ou la notion de temps.

Bref, et je vole ces mots à Mara Goyet, (http://maragoyet.blog.lemonde.fr/2015/04/16/reforme-du-college-serons-nous-a-la-hauteur/), « en prenant la réforme au sérieux, (…) en se l’appropriant (puisqu’il y a un consensus pour dire que le collège tel qu’il est ne fonctionne pas), (…) en n’étant pas déprimé, désabusé d’avance, j’ose espérer qu’on pourrait parvenir à en faire quelque chose de bien. De vraiment bien ».

Florence Castincaud
Professeure de lettres classiques et directrice de la publication des Cahiers pédagogiques

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