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 » Ni tout à fait le même ni tout à fait un autre « 

« Autrefois « , c’est bien connu, les enseignants occupaient une place de choix dans la hiérarchie des professions. Détenteurs et transmetteurs du savoir, ils étaient reconnus non seulement dans leur établissement d’exercice mais aussi dans le village, le bourg, la grande ville. Des notables. Oui, mais voilà, c’est bien connu également : aujourd’hui ce n’est plus comme autrefois ! Et les notables, qui ne le sont d’ailleurs plus, sont remis en cause. Et se remettent en cause. Dans un numéro de 1993, les Cahiers pédagogiques posaient le problème du rapport à établir entre  » nouveaux élèves et nouveaux profs « . Face à la montée de l’exclusion et de la délinquance d’une part, face, d’autre part, aux recherches sur l’apprentissage des élèves, nous posions alors la question : Vers une nouvelle identité professionnelle ? [[ » Nouveaux élèves, nouveaux maîtres « , dossier des Cahiers pédagogiques n° 314-315 de mai-juin 1993.]]. Question qui fut reprise trois ans plus tard lors de notre Université d’été tenue à Nancy.

Une identité à construire

L’idée que nous voulons mettre d’abord en lumière, c’est que notre identité professionnelle n’est pas une donnée immuable, un déjà là auquel il faudrait s’arc-bouter contre vents et marées. Position intenable Une identité se construit progressivement (Albert Moyne) dans la confrontation aux autres et aux circonstances. Et aussi dans la confrontation à soi-même. Lisons par exemple ce portrait d’une jeune femme qui commence sa carrière comme institutrice, puis intègre un collège pour enseigner dans les classes de transition et en classes pratiques ; elle devient PEGC pour enseigner l’EMT, qui disparaît des programmes. Qu’à cela ne tienne, la technologie arrive dont on entend dire parfois qu’elle est menacée à son tour dans les collèges ! Il faut bien donner une direction – du sens – à un parcours qui pourrait en sembler dépourvu et introduire des lignes de force qui servent de guides à un itinéraire inattendu. En d’autres termes, quelle permanence introduire dans une carrière toujours mouvante ? Sans connaître nécessairement des bouleversements aussi radicaux, nous sommes tous sans cesse confrontés à des mutations qui nous incitent à nous repositionner dans l’exercice de notre métier – hétérogénéité des élèves, conflits avec la hiérarchie ou des collègues, introduction des nouvelles technologies, problèmes de santé – et qui parfois nous poussent à changer de voie, voire à tout quitter. La sociologie a étudié les processus des constructions identitaires, que Claude Dubar et Jean-Yves Trepos mettent en lumière ici. Ils proposent des pistes à explorer pour introduire de la cohérence dans des espaces et des temporalités disloqués au long d’une carrière et d’une vie. Par exemple, réfléchir aux modèles d’identification auxquels on veut se référer ; en se méfiant toutefois des exemples figés en statues, qui pourraient bien nous figer aussi ! Une piste à suivre également : celle qu’on appelle, à la suite de Ricur,  » l’identité narrative  » [[Ricoeur Paul, Temps et récit III, le temps raconté, Paris, Le Seuil, 1985.]]. Nous vous proposons d’emprunter cette voie dans la troisième partie de ce dossier.

L’identité narrative

Il y a plusieurs façons d’aborder l’identité d’une profession : on peut en écrire l’histoire ; on peut établir des comparaisons entre plusieurs professions ; ou en décrire les activités, les tâches, au quotidien, sur une année, sur une carrière ; on peut établir des comparaisons entre plusieurs professions Notre approche a été celle-ci : nous avons choisi de donner la parole aux enseignants. Racontez votre parcours professionnel, avons-nous demandé. Et nous avons reçu des  » récits de vie  » dont nous vous proposons ici une sélection. Différents dans leur forme, ils ont tous un point commun. Nos collègues en racontant leur travail, leur métier, parlent d’abord d’eux-mêmes dans un récit qui vise à rassembler plusieurs plans de vie (le travail bien sûr, mais aussi l’enfance, les débuts dans le métier, les bifurcations, les engagements : syndicats, associations, CRAP). Nous sommes donc dans des histoires de vie (expression qui doit beaucoup à Gaston Pineau, cf. la bibliographie) où s’articulent identité personnelle et identité professionnelle. Tant il est vrai, comme le souligne Christiane Escot que  » vous enseignez ce que vous êtes « .

Sommes-nous, à la suite de saint Augustin, de Montaigne, de Rousseau, de Chateaubriand ou de Sartre dans le domaine de l’autobiographie, dans ce que Georges Gusdorf a appelé  » les écritures du moi  » [[Gusdorf Georges, Lignes de vie (tome I : Écriture du moi, tome II : Auto-bio-graphie), Paris, Odile Jacob, 1991.
]] ? D’une certaine façon oui, et, après tout, on pourrait être en plus triste compagnie ! Mais le propos des mises en récit qu’on va lire ici n’est pas seulement littéraire (bien sûr, l’esthétisme du style n’en est pas exclu) ni psychologique (même si l’introspection y est pratiquée). Il est aussi sociologique dans la mesure où les auteurs, en établissant leur rapport au métier d’enseignant, cherchent en même temps à définir la spécificité profonde de ce métier – toujours en référence, vous le remarquerez, à l’environnement social et politique, à l’institution scolaire et aux élèves qui peuplent les écoles, les collèges et les lycées. Et on lit cette recherche résolue d’un métier toujours à reprendre aussi bien dans les récits d’itinéraires qui peuvent paraître linéaires que dans ceux qui paraissent soumis à des incidents de parcours. En même temps que nous lisons des récits de vie, nous voyons se dessiner des identités professionnelles évolutives et mouvantes dans lesquelles nous retrouvons cependant des constantes fortes : l’attention portée aux élèves, l’attachement à des valeurs, l’exigence de la pensée, la solidarité, le refus de l’immobilisme, la recherche de solutions dans les situations difficiles, l’humour et l’espoir on peut compléter la liste. Mais vous avez déjà compris que ce n’est pas le référentiel d’un métier pré-pensé que ce dossier donne à lire. Au-delà du psychologique et du sociologique, nous abordons une dimension existentielle.

La biographie éducative

 » L’enseignant est une personne  » [[Abraham Ada, L’Enseignant est une personne, Paris, ESF éditeur, 1984.]], mais l’institution qui l’emploie en a-t-elle mesuré tous les enjeux ? Jean Hassenforder ouvre la quatrième partie de ce dossier en expliquant comment, depuis douze ans, la revue Perspectives documentaires en éducation participe à l’autoformation et à la formation des enseignants par le biais de la narration professionnelle. Mais nous pensons qu’il faut faire plus encore pour que la formation initiale et continue en vienne à prendre en compte la dimension personnelle qui intervient dans les activités de travail. Il existe un décalage important entre les intentions du système de formation et le ressenti des acteurs de terrain. Notre intuition, en ouvrant ce dossier, était de vérifier comme nous y invite Pierre Dominice, qu’il peut exister un espace de formation où  » la biographie racontée est une biographie éducative  » [[Dominice Pierre, L’Histoire de vie comme processus de formation, Paris, L’Harmattan, 1990.]]. Biographie éducative conçue comme une voie qui favorise la cohabitation entre plusieurs modes d’être au monde, parfois contradictoires, souvent conflictuels : le personnel et le collectif, l’affectif et le cognitif, le privé et le public. [[Cf. Robin Jean-Yves,  » La biographie professionnelle au service de l’éducation des adultes  » in Cahiers Binet-Simon, n° 628, 1991, p. 53-66.]] C’est dans l’unité narrative d’une vie, croyons-nous, que peuvent se réconcilier, en tout cas s’harmoniser, ces pôles a priori antagonistes.  » Le récit fait partie de la vie avant de s’exiler de la vie dans l’écriture ; il fait retour à la vie selon les voies multiples de l’appropriation et au prix de tensions inexpugnables « , écrit Ricoeur.

Un groupe de recherche de l’IUFM de Lille, sous la conduite de Nicole Bliez-Sullerot, a réfléchi à l’utilisation qu’on pouvait tirer de cette intuition : introduire la
biographie professionnelle dans le cadre de la formation des adultes. Il nous propose ici un outil utilisé, avec les précautions qu’on lira, pour  » retrouver du pouvoir sur sa vie professionnelle et construire une identité affirmée  » : la ligne de vie professionnelle. Cet exemple nous en fera-t-il connaître d’autres ? En tout cas, la construction identitaire des enseignants passe aussi par cette mise en tension dynamique entre le  » dire  » et le  » faire « , si on accepte d’aborder l’un et l’autre avec authenticité.

Jean-Paul Braun, ERAEF, Nancy II.