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Médiation et argumentation à l’école primaire

Je propose une forme de travail centrée sur la médiation. Elle est particulièrement appropriée dans deux situations où le travail en petits groupes risque de rester insuffisant pour la majorité des élèves : la résolution d’un problème « innovateur » ou complexe et la discussion collective qui suit sa résolution. Je propose, pour ces situations, une forme de séquence de plusieurs séances.

Prenons un exemple. Dans un CE1, on cultive des plantes. Des observations régulières sont notées dans les cahiers. Problème : « Vendredi 3 décembre, la plante qu’on a gardée à la lumière était haute de 26 cm et celle qu’on a mise à l’ombre était haute de 7 cm. Aujourd’hui, vendredi 10 décembre, la plante à la lumière est haute de 28 cm et celle à l’ombre de 10 cm. À ton avis, laquelle des deux plantes a grandi le plus du vendredi 3 décembre à aujourd’hui ? »

Production individuelle

Une première séance introduit les élèves au problème, ils commencent à le résoudre.
Dans notre exemple, tous savent qu’il y a des soustractions à effectuer (ils ont déjà calculé des croissances de plantes). Mais certains confondent les données (dates et mesures) et la plupart sont persuadés que c’est la plante la plus haute qui a crû le plus, au point que quelques-uns, sans avoir des diffucultés en calcul, tombent dans des contradictions.
En CP ou en CE1, le maître dialogue avec chacun pour aboutir à une synthèse à recopier (à partir d’une dictée à l’adulte) ou à écrire, selon les possibilités des élèves. Ainsi, ils se concentrent sur la résolution du problème, débarrassés de l’effort d’avoir à former les mots, et s’entraînent à la prise de parole « en toute sécurité ».
Dans notre exemple, le maître aide certains dans leur expression verbale, sans quoi les idées se figent. Il invite celui qui confond les données à schématiser les plantes et marquer les hauteurs aux différents moments. L’argumentation conduit d’autres élèves à appuyer leurs raisonnements tant sur les calculs que sur la réalité, en se référant aux observations passées.
A la fin de cette séance, les élèves doivent avoir compris le problème, mais il se peut que certains ne soient pas parvenus à une solution, même mauvaise.
Dans notre cas, certains ne distinguaient pas clairement « hauteur » et « croissance ».

Comparaison et de discussion

Le lendemain, on montre les solutions d’un ou deux élèves. Le maître les choisit en fonction de l’ensemble des difficultés et des besoins apparus, et dans le but de sensibiliser les élèves aux arguments de leurs camarades dans la discussion qui suivra. Il peut en remanier certaines parties pour la lisibilité, ou inventer une production pour diriger le travail vers un aspect qu’il juge utile. Des productions erronées sont travaillées pour montrer, à travers l’erreur même, une idée novatrice, une procédure intéressante mais à ajuster… Tous les élèves sont des auteurs dont on commente la production à un moment ou un autre de l’année. Le maître distribue les photocopies des productions et, pour que les autres s’y intéressent activement, il pose des questions : « Comme qui as-tu fait ? Résous le problème à la manière de… Quelles différences entre les solutions de X et de Y, etc. »

Dans notre exemple, le maître voulait stabiliser les solutions produites et diriger le travail vers l’argumentation . Il a proposé le document suivant :

Synthèse de Jessica :
Celle à l’ombre a crû le plus parce qu’elle a crû de 3 cm par contre celle au chaud a crû de 2 cm. Je dis que celle à l’ombre a crû le plus parce que les centimètres de la partie de la plante qui a crû sont plus.

Synthèse de Giuseppe :
La plante qui a crû le plus depuis vendredi 3 décembre est celle à l’ombre, parce qu’elle a crû de 3 cm alors que celle au chaud a crû de 2 cm et alors 3 c’est plus que 2. Mais en vérité la plante la plus haute et celle de 28 cm et c’est celle du chaud.

Questions :
1. Sur quoi Giuseppe et Jessica ont-ils raisonné de façon semblable ?
2. Dans le texte de Giuseppe, il y a un argument que nous ne trouvons pas dans le texte de Jessica. Lequel ?

Cette comparaison précède la discussion collective, surtout quand les élèves ne lisent pas bien. Elle peut être écrite (comme ici). La comparaison des productions permet de faire partager à tous les premières idées basiques, une ou plusieurs solutions ou hypothèses, avant de procéder, dans la discussion, à la réflexion sur les justifications, les liens avec les concepts et procédures connus, etc.
Dans notre discussion, un temps a été consacré à comprendre ces textes et stabiliser et partager la clarification des données en référence aux observations. C’était important car la confusion entre hauteur et croissance était réapparue. L’analyse détaillée des textes était motivée par le besoin de savoir ce qu’est une bonne justification. Les élèves ont vu que Jessica a comparé des longueurs en cm alors que Giuseppe a comparé les nombres et qu’il a ajouté « mais la plante la plus haute… ». Discuter la différence entre hauteur et croissance a permis de différencier (en mathématique) « comparaison de longueurs » (ou de données en général) et « comparaison de transformations » (accroissement, gains, pertes, distances, etc.).

Le rapport écrit individuel

On ne fait pas de rapport écrit dans les petites classes.
La consigne est la suivante : « Qu’a-t-on découvert et compris dans la discussion ? ». On attend une argumentation et pas seulement l’exposé du « bon résultat ». C’est possible car les élèves se sont approprié quelques idées, des moyens de les exprimer et quelques explications ou justifications. La médiation a lieu à travers le modèle qu’offre le maître, dans les dialogues, par la gestion de la discussion, et par le modèle qu’offrent les pairs. Ce temps permet aux élèves la mise au point et au maître, l’évaluation.
Dans notre exemple, les élèves répondaient à la question : « Est-ce la même chose de dire quelle plante a crû le plus ou de dire quelle plante est la plus haute ? Pourquoi ? ». Tous ont écrit un texte où ils ont pu exprimer correctement la distinction. Un élève a eu besoin de la dictée à l’adulte (autrement, il perdait le fil de ses idées).

Synthèse orale et écrite de la classe

Dans une dernière discussion collective, les élèves ajustent la description des étapes de la réflexion et des résultats et les dictent au maître au tableau, puis ils recopient le texte dans leurs cahiers. Cette synthèse représente ce à quoi la classe, dans sa majorité, est arrivée. Elle fait le point sur la résolution de la tâche initiale et clarifie les liens entre les savoirs en jeu. Elle n’a pas eu lieu dans notre exemple car la troisième phase était tout à fait satisfaisante.

Réflexions sur les conditions de réalisation de ce type de séquence

Cette façon de travailler se développe en résonance avec un contrat didactique particulier. Elle amène les élèves à une autonomie dans la réflexion, dans la prise de parole, dans l’écriture et dans le travail de recherche. Elle exige et favorise le raisonnement, la justification, l’argumentation, l’effort d’expression, un certain développement subjectif et des avancées pluridisciplinaires.
Pour se consacrer aux interactions duelles, l’enseignant doit se libérer de la gestion du groupe entier. Il doit installer graduellement des activités qui demandent peu d’interventions (exercices d’entraînement, activités routinières, lectures, recopie des textes déjà produit, dictée d’adulte, etc.)
L’élève en a besoin de temps pour mûrir ses propres idées et leur expression, pour s’approprier des idées et des procédures nouvelles, et pour les mettre en rapport avec les siennes, pour se détacher de sa propre production. Le temps rapide d’une discussion ne permet pas de saisir et d’adapter sa réflexion aux nombreuses idées qui sont lancées. L’enseignant aussi a besoin de temps pour comprendre et analyser les productions de ses élèves, pour choisir la manière de réagir à leurs besoins en fonction de ses objectifs et pour faire passer les élèves de leur production individuelle à la discussion collective.
Le soutien du maître est important : il stimule les idées des élèves, les écoute, les saisit, les aide à les exprimer. Les élèves surmontent mieux alors l’insécurité qui accompagne la difficulté d’expression. Le maître offre ainsi un modèle et une stimulation pour l’activité des élèves et pour l’interaction entre eux, et aussi un soutien « psychologique » au sens large, fondamental pour la confiance des élèves en leurs compétences et dans l’interaction.

Nadia Douek, Professeur de maths, IUFM de Créteil.