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Malentendus et mauvais procès sur l’enseignement de la grammaire

Sans vouloir verser dans la critique obtuse ni prôner la facilité de l’immobilisme, l’on peut regretter que le récent rapport d’Alain Bentolila sur l’enseignement de la grammaire rende compte d’une connaissance superficielle des textes programmatiques de l’école et du collège en vigueur et des pratiques ordinaires de l’enseignement de la langue.
Certes, personne n’ignore que les connaissances grammaticales, tout comme les compétences orthographiques, de nombre d’élèves qui sortent du collège sont pour le moins insuffisantes. Il est vrai que les professeurs des écoles et les professeurs de français sont nombreux à avouer ne pas savoir ou ne pas pouvoir faire progresser notablement leurs élèves dans ces domaines. Et s’il n’est pas possible d’ignorer les conditions difficiles, parfois redoutables, de l’enseignement de la langue auprès d’élèves qui ne perçoivent pas d’enjeu dans l’apprentissage de la grammaire, il convient toutefois d’une part de se tourner vers les enseignants pour interroger leurs pratiques et d’autre part d’estimer le niveau de concordance de celles-ci avec les programmes en vigueur. D’aucuns jugent difficile et pesante la pratique d’une observation réfléchie de la langue à l’école primaire ; d’autres, au collège, estiment que l’enseignement en séquences a considérablement laminé l’enseignement de la grammaire – de la phrase, principalement – et de l’orthographe. Ce ressenti ne peut pas être négligé : il faut en prendre acte, observer et analyser les pratiques, rechercher les causes réelles des difficultés invoquées et tenter d’y remédier. Cela ne conduit pas forcément à une nouvelle réforme des programmes ni bien sûr à un retour à une mythique belle époque de l’enseignement du français.

Une formation insuffisante

Vraisemblablement, à en juger par les propos depuis longtemps entendus dans les stages de formation continue, mais aussi en formation initiale, il faut prendre en compte la relative force d’inertie qui plombe la mise en œuvre de textes nouveaux par les enseignants, sans que cela soit systématiquement imputable à la manifestation d’une mauvaise volonté ni d’une seule résistance à la nouveauté. Certes, on ne peut nier cette tendance au conformisme professionnel, souvent observée, qui nuit à une évaluation sérieuse de l’efficience des prescriptions ministérielles – choix didactiques, démarches pédagogiques et contenus d’enseignement. Pouvoir affirmer que « ça ne marche pas » supposerait que l’on ait tout fait – et pas seulement que l’on ait fait de son mieux – pour que « ça marche ». A commencer par une formation professionnelle continuée – personnelle et institutionnelle. Beaucoup d’enseignants y sont engagés, consciencieusement, parce qu’ils sont convaincus qu’enseigner ne relève pas du don et que la pertinence des pratiques ne peut qu’être renforcée par les apports de la recherche et les échanges constructifs d’expérience entre pairs. Mais sont-ils assez nombreux ? En outre, les restrictions répétées dont souffre la formation continue des enseignants depuis quelques années ne sont pas pour convaincre les plus frileux de cette impérieuse nécessité qu’il y a à se former continûment.

Donc, avant d’engager une nouvelle réforme de l’enseignement de la grammaire, au prétexte que ce dernier n’a pas prouvé son efficacité, il serait judicieux de s’assurer que les programmes de 2002 – pour l’école – et de 1995 – pour le collège – ont exactement été mis en œuvre dans les classes, et quand ce n’est pas le cas, d’interroger les difficultés, voire les résistances, des enseignants.
Or, à ce titre, le rapport d’Alain Bentolila, quand il juge les textes et l’enseignement de la grammaire actuels, excelle dans l’art de la caricature et se laisse aller à des raccourcis fâcheux et à des inexactitudes dont je voudrais relever quelques uns.

Des grammaires qui s’ignorent

Ainsi, on peut lire à la page 9 : « Trop tôt imposée, la grammaire dite « textuelle » pervertit la relation naturelle au texte et rend chaotique l’étude du système grammatical. » Comme si cela correspondait à la réalité de l’enseignement de la grammaire ! L’on sait avec quelle retenue les enseignants de collège se sont formés aux bases de la grammaire de texte et en ont fait un usage pertinent dans leurs classes, précisément parce que le caractère opératoire de ces concepts linguistiques ne leur a pas été assez clairement exposé. Car les seuls Programmes et documents d’accompagnement ne peuvent tenir lieu supports de formation ! Les effets désastreux sur l’étude du système grammatical n’a donc pu être que très circonscrit ! Et quand certains tentaient d’intégrer quelques éléments de grammaire textuelle à leur enseignement, c’était assez souvent en proposant des « leçons de grammaire de texte » cloisonnées – précisément cette approche non intégrée que préconise Alain Bentolila – avec le souci honnête d’enrichir les connaissances de leurs élèves de quelques notions inscrites dans les programmes ; mais sans que ces notions soient suffisamment mises au service de la production d’écrits ou de la compréhension des textes. C’était pourtant la seule véritable justification de l’introduction de ces notions au collège. Que le rédacteur du rapport soit rassuré : il n’y a pas péril en la demeure ! La grammaire textuelle n’a pas « [perverti] la relation naturelle au texte », parce qu’elle s’est tenue (trop ?) à l’écart de la lecture et de l’écriture littéraires. Elle n’a pas davantage rendu « chaotique l’étude du système grammatical », parce que grammaire de texte, grammaire du discours et grammaire de phrase se sont ignorées. Au pire – et c’est certainement là que réside le problème – les deux premières ont pu se substituer, au moins partiellement, à la dernière. Mais cette dérive est-elle strictement imputable aux programmes ou bien doit-on plutôt incriminer la lecture que l’on a pu en faire, celle des IPR autant que celle des professeurs ?
« Il paraît… préférable, le plus souvent, de partir du discours et/ou du texte pour aller vers la phrase », lit-on dans les Documents d’accompagnement 6e (p. 31). Qu’est-ce à dire, sinon que lorsque l’on appréhende un texte en classe, les dimensions discursives et/ou textuelles s’imposent d’abord, parce que plus globales et génératrices de sens que l’approche phrastique, aux implications sémantiques plus locales ? Doit-on comprendre que la grammaire de phrase est une composante négligeable de l’enseignement de la langue ? Nullement. Encore faut-il lui accorder l’attention requise, en l’intégrant dans la séquence d’enseignement. Mais cela paraît malaisé à beaucoup de professeurs de français, quand ils n’osent pas envisager le principe des séances de grammaire décrochées. Convaincus que la séquence didactique est un bel objet intellectuel dont toutes les parties sont harmonieusement et nécessairement articulées le plus souvent à un thème littéraire ou culturel, ils s’autorisent peu à en rompre l’architecture pour faire une place à l’apprentissage de la grammaire ou de l’orthographe. Un point de vue plus avisé conduirait à concevoir plus souvent l’apprentissage grammatical comme un réponse à des problèmes soulevés lors d’activités de production d’écrits, lesquelles pourraient même parfois inaugurer la séquence didactique.

Faire de la grammaire en réponse aux difficultés des élèves

« L’étude de la langue n’est pas une fin en soi. Elle se justifie dans la mesure où les notions découvertes, les compétences acquises sont systématiquement réutilisées dans les domaines de la lecture et de l’écriture » (Documents d’accompagnement 6e p. 28). N’est-ce pas la seule justification raisonnable de l’enseignement de la grammaire au collège — et à l’école ? Une grammaire au service de la compréhension et de la production des textes. Voilà une idée qui mériterait d’être davantage creusée. À l’école et au collège, l’enseignement de la grammaire pourrait être circonscrit à sa dimension fonctionnelle, instrumentale, non comme une description abstraite du fonctionnement de la langue. Seraient sélectionnées avant tout les notions en prise directe avec les besoins des élèves, en situation de lecture ou d’écriture, et de préférence à partir des dysfonctionnements observés et des difficultés identifiées par eux et par leurs maîtres. Cela supposerait une relecture des programmes, pas nécessairement d’ailleurs dans le sens d’un allègement, mais plutôt recherchant un ajustement plus serré des contenus aux savoirs et aux compétences que requièrent le lire-écrire. Au lycée, pourrait utilement se concevoir une approche — et donc un enseignement programmé — d’une grammaire plus descriptive, voire historique, qui accompagnerait la lecture des textes littéraires, même modestement. En somme, il s’agirait de construire avec les écoliers et les collégiens des outils linguistiques permettant à chacun l’accès aux textes, lus et produits, dans la perspective du socle commun des connaissances et de l’immersion du citoyen dans le monde de l’écrit qui est le nôtre quoi qu’on en dise. Ensuite, au lycéen, il serait proposé de porter un regard plus distancié sur la langue et son histoire ainsi que sur le caractère relatif et instable de la norme et de la description grammaticales — et orthographiques. En prenant soin toutefois de donner du sens à l’enseignement de la grammaire et en instaurant une réflexion de fond sur les démarches et les modalités de travail les plus susceptibles d’« enrôler » des enfants et des adolescents dans la conquête de leur langue. Car ce n’est pas l’objet de savoir en lui-même qui rebute, initialement, les élèves, c’est bien plutôt l’inertie intellectuelle à laquelle les confine un enseignement trop souvent figé, expositif, illusoirement élucidant et sans enjeu perceptible pour ceux qui le subissent — élèves et professeurs. Et tous les enseignants savent combien cette condition faite aux élèves est un lourd facteur d’indiscipline. L’on ne peut que chercher à esquiver l’insignifiant et à récuser l’injonction d’apprendre sans comprendre.

Mauvais procès

Et cela m’amène à considérer le procès mal informé que fait le rapport d’Alain Bentolila à l’observation réfléchie de la langue. Là encore, il serait de bon aloi de ne pas confondre les recommandations des IO, largement enrichies par les travaux de nombreux chercheurs en didactique du français, avec les pratiques effectives des enseignants. Un nombre non négligeable de professeurs des écoles n’ont toujours pas compris de quoi il retourne, parce que les Programmes de 2002 n’étaient certes pas assez explicites, mais aussi parce que le Document d’accompagnement fantôme, un moment consultable sur des sites internet non officiels, ne leur est jamais parvenu. De plus, peu d’entre eux se tiennent informés des avancées de la recherche et ont pu bénéficier des suggestions éclairantes des didacticiens. Quant à la formation continue, elle n’a pas eu les effets que l’on aurait pu attendre, parce que souvent insuffisante ou en butte aux résistances d’enseignants surchargés, inquiets et, disons-le, rétifs au changement. Mais ce constat permet-il de remettre en question des programmes qui n’ont pas réellement été mis en œuvre ? L’insuffisance des compétences acquises par les enfants en fin de cycle 3 est-elle strictement imputable à une démarche dont peu de maîtres ont acquis la maîtrise, les autres n’ayant pas su ou n’ayant pas voulu la mettre à l’épreuve. Dire que son chien a la rage quand on veut se débarrasser de lui est un argument commode et… convaincant. Quel maître, en effet, aurait le cœur de tuer son compagnon fidèle simplement parce qu’il veut en changer ? Pour le moins, la raison doit en être impérieuse !
Si autant d’élèves affichent des savoirs si fragiles en entrant au collège (et en en sortant !), c’est bien plutôt parce que les démarches ont en vérité assez peu évolué et sont toujours assez proches de celles dont rêvent les détracteurs de l’ORL et d’une époque antérieure à la massification du système scolaire. Une autre raison peut expliquer la déconvenue des enseignants qui tentent tout de même de pratiquer une observation réfléchie de la langue : constatant que la démarche est trop « mangeuse de temps », ils sont tentés d’en court-circuiter certaines phases, parce qu’ils craignent de ne pouvoir mener à terme le programme, ce qui n’est pas sans conséquence désastreuse sur la construction des savoirs. D’autres pensent, à tort, que l’ORL a mis fin aux « exercices d’application » et accordent à l’observation des vertus qu’elle ne prétend pas posséder. Car observer, analyser, questionner, manipuler… ne peuvent suffire. Il importe aussi de structurer, stabiliser puis réactiver périodiquement le savoir élaboré. Parce que la mémoire humaine n’est pas un lieu d’archivage inerte dans lequel ce qui a été déposé une fois est désormais et automatiquement accessible. Une connaissance dormante a toutes les chances de ne pas se réveiller si elle ne fait pas l’objet de stimulations régulières. Les exercices contribuent donc à consolider, à condition qu’ont leur attribue bien cette fonction-là et non celle de seule illustration de la règle énoncée par le maître ou le manuel.
D’ailleurs, Alain Bentolila ne semble pas s’éloigner de l’observation réfléchie de la langue quand il écrit ceci, dans son rapport (p. 10) : « Attention ! Ce n’est pas parce que nous préconisons de respecter une programmation logique des leçons de grammaire que nous repoussons le choix pédagogique de l’observation, de la manipulation et de la réflexion. Loin de nous l’idée qu’une leçon de grammaire se réduirait à asséner une règle et à l’illustrer par un exemple. Nous voulons que nos élèves découvrent l’organisation des phrases, la fonction des mots, leur catégorisation… ; nous disons bien « découvrent» et pas simplement « apprennent » ». Il n’y aurait donc pas de quoi fouetter un chat ? Mais alors, pourquoi cette prise de distance, un peu plus loin ? « À l’école comme au collège, la « leçon de grammaire » et les exercices qui la concluent sont des éléments essentiels de l’enseignement de la langue. Elle ne peut être assimilée à une « séquence d’observation réfléchie de la langue » faite à l’occasion de la lecture d’un texte. » (p. 32)

Des apprentissages programmés

Encore un mauvais procès fait à l’ORL ! Il est vrai qu’on peut lire, dans le Document d’accompagnement « clandestin » que « les ateliers (de langue) partent de la résolution d’un problème rencontré dans la lecture ou l’écriture d’un texte en littérature ou dans l’un des domaines disciplinaires. » (p. 7). Mais faut-il en conclure que les apprentissages sont confiés aux hasards des rencontres ? Absolument pas. Le même document est on ne peut plus explicite :
« Au cœur de l’ORL, la voie longue est réservée aux notions essentielles. Il s’agit de travailler sur certains faits de langue, à forte rentabilité morphologique et orthographique, qui méritent de ce fait qu’on y passe du temps (constituer un corpus d’observations, formuler des régularités, structurer les acquisitions pour les mémoriser…).
« Ces faits de langue sont en nombre limité et doivent être traités dans le cadre de l’horaire hebdomadaire réservé à l’observation réfléchie de la langue. Ils supposent une programmation des activités et des contenus. Certes, dans la langue tout fait système, chaque mot est en relation étroite avec les autres et il est donc difficile d’établir une progression linéaire rigoureuse. Toutefois, une programmation est possible et absolument nécessaire à l’organisation des enseignements.
« Ces activités sont programmées a priori pour l’ensemble du cycle, en ménageant des retours et des approfondissements. » (p. 7)
En réalité, si l’observation réfléchie de la langue est pratiquée dans certains cas « à l’occasion de la lecture d’un texte », c’est le résultat d’une interprétation malheureuse – dont les maîtres ne sont pas les seuls tenants ni les seuls responsables. Les apprentissages doivent être programmés, la chose est entendue, et si possible sur l’ensemble du cycle 3. Le maître sait à l’avance quels contenus du programme il traitera, mais il suscitera les situations didactiques dans lesquelles des problèmes vont surgir, favorisant de la sorte la prise de conscience d’un besoin de solutions et légitimant aux yeux des élèves la conquête dans laquelle il va leur demander de s’engager. Car il n’est pas interdit de présenter l’apprentissage comme le moyen par lequel on peut combler un manque ressenti comme tel. La connivence pédagogique n’est pas démagogie, mais respect de l’enfant qui apprend.
Et quelles circonstances sont les plus propices à l’irruption de problèmes, sinon les situations de lecture et d’écriture ? Sans toutefois que l’ORL n’empiète sur les séances de production d’écrit ou de lecture littéraire.

Pour une réflexion conjointe des chercheurs et praticiens

Que de malentendus, donc. Cela vaut-il une réforme ? Peut-être, mais pas exactement celle que préconise le rapport Bentolila. La société post-moderne semble avoir définitivement versé dans la culture du prêt-à-jeter. On se débarrasse impatiemment des biens de consommation, encore fonctionnels, parce que le vertige de la consommation exempte d’en justifier l’abandon. Mais la mise sur le marché d’un nouveau kit de l’enseignement de la grammaire ne garantira pas de meilleurs résultats que les programmes en vigueur, dont toutes les fonctionnalités n’ont pas été expérimentées. Cela ne signifie pas que la réflexion sur l’apprentissage de la langue soit aboutie, au contraire. Mais il convient que les enseignants eux-mêmes s’en emparent, avec conviction et sans a priori. Ils sont assurément trop cantonnés au rôle d’exécutants, à qui il est seulement demandé d’incorporer des programmes à appliquer. Ils contribuent piètrement à la réflexion, à l’élaboration, à l’expérimentation, à l’évaluation didactique. Or l’école aurait besoin que soient convoquées de manière plus active l’intelligence et l’expérience des praticiens. Chercheurs et enseignants auraient de bonnes raisons de confronter leurs points de vue et leurs savoirs respectifs sur les conditions d’un enseignement optimal de la langue, pour offrir à l’Ecole ce qui lui manque trop : réalisme des contenus et pertinence des modalités d’apprentissage.

Marc Campana, professeur de collège et formateur IUFM


NDLR : Marc Campana est l’auteur de Une grammaire pour mieux écrire, CRDP de Créteil, coll. Repères pour agir / disciplines (école et collège) 2000, 85 pages, préface de Marie-José Béguelin. Un ouvrage qui répond entièrement à son titre et propose à la fois une analyse serrée des difficultés des élèves dans leur rapport à la phrase écrite, et de nombreux travaux à mener en classe.


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