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Les sociétés et leur école – Emprise du diplôme et cohésion sociale

Après de trop nombreuses années où le système éducatif se contemplait le nombril, on commence enfin à comparer les systèmes et à s’intéresser à ce qui se passe ailleurs qu’en France. Cette prise de conscience date d’une dizaine d’années et commence plus ou moins avec la publication des évaluations PISA, même si le premier rapport est sorti en France dans l’indifférence générale. Depuis, les choses ont évolué, et on a vu les travaux de Nathalie Mons (Les nouvelles politiques éducatives) ou de Christian Baudelot et Roger Establet (L’élitisme républicain, l’école française à l’épreuve des comparaisons internationales) apporter des analyses prenant en compte cette dimension.
François Dubet et Marie Duru-Bellat assistés d’Antoine Vérétout, se livrent à leur tour à cet exercice de comparaison internationale. En s’appuyant sur les données de l’OCDE, ils se proposent d’analyser à la fois le degré d’intégration et de cohésion des sociétés et les caractéristiques des systèmes éducatifs et les relations entre ces deux observations.
Cela donne un livre quelquefois austère dont les premiers chapitres sont consacrés à l’exposé détaillé de la méthode et de ses principaux résultats. Les auteurs y montrent que « ce qui distingue les divers pays, ce sont moins les inégalités scolaires que le rôle qu’elles jouent dans le destin social des individus ». On y retrouve aussi les thèses chères aux auteurs sur l’égalité des chances (Dubet) et sur l’importance plus ou moins grande accordée au « mérite » (Duru-Bellat). On y fait aussi le constat malheureusement devenu banal, qu’en France, l’origine sociale joue un rôle déterminant dans la réussite scolaire.
Si l’on n’a pas le gout de rentrer dans le détail des analyses comparées (pourtant intéressantes) et des calculs de coefficients de corrélation et que l’on veut aller à l’essentiel, on peut se rendre directement aux deux derniers chapitres où les auteurs livrent l’essentiel de leur thèse.
Si dans tous les pays, les diplômes constituent le vecteur privilégié de la reproduction des positions sociales, il y a cependant des variations importantes selon les pays qui accordent plus ou moins d’importance au diplôme et au « rendement social » de celui-ci. Comme l’écrivent les auteurs « ce qui distingue les divers pays, ce sont moins les inégalités scolaires que le rôle qu’elles jouent dans le destin social des individus ». Il y a de nombreuses années, le sociologue Philippe d’Iribarne avait intitulé un de ses livres « La logique de l’honneur » (1989) et il y montrait combien le diplôme jouait dans la société française le même rôle que le titre nobiliaire dans l’ancien régime. Un diplôme acquis à 25 ans conditionne toute votre vie ensuite. Dubet et Duru-Bellat reprennent ce constat et montrent que « l’emprise du diplôme » varie d’un pays à l’autre et qu’elle est particulièrement forte en France. On a ainsi une perversion du modèle méritocratique : « plus on croit que l’école est en mesure de construire des inégalités justes en délivrant des diplômes inégaux, plus ces derniers doivent avoir d’emprise sur le destin professionnel des individus et de ce fait, plus les inégalités scolaires sont fortes et se reproduisent ». Dans une société telle que la nôtre où la sélection intervient très tôt et oriente vers des diplômes (ou des absences de diplômes…) très discriminants, on voit bien comment l’École joue un rôle central dans la reproduction sociale en validant et légitimant les inégalités sociales. Et la solution n’est pas, nous disent les auteurs, dans l’augmentation des diplômes, car les classes supérieures peuvent, davantage que les autres, « rentabiliser » les investissements réalisés pour l’éducation de leurs enfants, et laisser le plus grand nombre à la spirale de dévaluation des diplômes causée par l’« inflation scolaire ».
Le livre donne lieu ensuite à une réflexion sur la relation entre inégalités scolaires et reproduction sociale. Même si l’analyse factorielle qui est menée ne permet pas de conclure à une relation absolue, on peut quand même noter une tendance générale : plus les inégalités scolaires sont fortes, plus la reproduction sociale est marquée et l’emprise scolaire contribue, selon son influence, à plus ou moins amplifier cette reproduction sociale. « Moins une société est inégale, meilleure est son école » disaient Christian Baudelot et Roger Establet dans L’élitisme républicain (Seuil 2009). Avec ce livre, Dubet et Duru-Bellat montrent que la proposition inverse est malheureusement vérifiée : plus l’école est inégale et plus le diplôme a d’emprise, plus injuste est la société (et inversement).
Le livre se poursuit par une réflexion sur la justice sociale. Si les diplômes produits par l’École sont le résultat des « mérites » de chacun, alors les inégalités qui en résultent apparaissent alors comme « justes » et légitimes. Mais comme le disent les auteurs, si les qualifications scolaires sont biaisées par des inégalités sociales en aucun cas méritées, toute la chaine méritocratique est grippée. Comment dans ces conditions avoir confiance dans l’École quand le mérite joue contre la justice[[Titre du dernier livre de Marie Duru Bellat : Le mérite contre la justice, Presses de sciences po, 2009]] ? Comment produire de la cohésion sociale s’il n’y a pas de cohésion scolaire ?
Les dernières pages du livre résonnent fortement pour les lecteurs et militants du CRAP-Cahiers Pédagogiques habitués à lire en exergue depuis de nombreuses années « Changer l’école pour changer la société, changer la société pour changer l’école ». Car les auteurs montrent que le lien n’est pas aussi simple et qu’une école injuste peut exister dans une société égalitaire et inversement. Ou pour le dire autrement que la cohésion scolaire (climat éducatif, attitudes des élèves…) si elle a une valeur en soi n’agit pas à elle seule sur la cohésion sociale globale. « On peut donc militer pour une école plus compréhensive et plus accueillante sans penser pour autant que cette école changera le visage de la société. À l’opposé, il n’y a pas à attendre que la société devienne meilleure pour améliorer l’école. Il est possible de lire dans ce constat la fin d’un certain prophétisme scolaire, mais on peut aussi y percevoir de bonnes raisons d’espérer dans l’éducation elle-même. »
« Trop d’école tue l’école », concluent les auteurs. Quand l’idée que « réussite scolaire = garantie de la réussite sociale » devient une croyance si forte que toute la vie scolaire devient une compétition biaisée et que le rapport au savoir devient essentiellement utilitariste pour les « consommateurs d’école », que faut-il faire ? Dubet, Duru-Bellat et Verétout considèrent qu’il nous faut desserrer « l’emprise scolaire ». Mais est-ce de moins d’école dont nous avons besoin ? Pour un mouvement pédagogique tel que le nôtre, on dira plutôt qu’il faut surtout construire une meilleure école. Pas moins, mais mieux…

Philippe Watrelot


Questions à François Dubet

François Dubet - © Droits réservés

François Dubet – © Droits réservés

Votre livre est une pierre de plus enfoncée dans le décodage de cette croyance commode et si trompeuse d’« égalité des chances ». Finalement quel serait l’argument le plus audible pour la remettre en cause, du moins dans sa toute-puissance ?

Il ne s’agit nullement d’être « contre » l’égalité des chances qui est un principe de justice incontestable. Mais l’école ne saurait, à elle seule, réaliser l’égalité des chances, car non seulement ce serait bien cruel pour ceux qui échouent, mais on peut aussi se demander s’il est bon que l’école ait le monopole de la définition et de la mesure du mérite des individus.
Autrement dit, si l’on doit toujours se battre pour l’égalité des chances, il faut aussi faire du sort des plus faibles de cette compétition une priorité absolue. C’est pour cette raison que je crois que la qualité de l’école commune, l’école élémentaire et le collège en France, est un objectif plus important que la seule équité d’une compétition scolaire capable de sélectionner les élites de manière juste. Comme beaucoup d’entre nous, je suis scandalisé par la faible présence des enfants des milieux défavorisés dans l’élite scolaire, puis sociale, mais je suis encore plus scandalisé par la manière dont sont traités les élèves qui n’ont ni la chance ni le mérite de réussir.

En étudiant les correspondances entre systèmes, y a-t-il des éléments qui vous ont surpris ? Quelles sont les « évidences » qu’il faut remettre en question ?

Bien sûr, la « loi » de la reproduction fonctionne partout : les enfants des milieux favorisés réussissent mieux à l’école que les enfants des milieux moins favorisés. Mais cette « loi » réserve quelques surprises, notamment le fait que l’amplitude des inégalités scolaires ne reflète pas toujours l’amplitude des inégalités sociales. Autrement dit, certaines écoles accentuent les effets scolaires des inégalités sociales, la France est de celles-ci, alors que d’autres écoles les atténuent, comme le Canada, l’Italie ou les pays scandinaves. Dès lors, on peut se demander pour quoi certains systèmes scolaires sont plus justes que d’autres « toutes choses égales par ailleurs ».

Le livre est paru avant la publication de PISA 2009. L’enquête confirme-t-elle vos conclusions ? Que penser de cet accroissement des inégalités pour la France ?

Malheureusement, les données de PISA confirment que les inégalités scolaires se creusent en France et que le nombre d’élèves en grandes difficultés augmente sensiblement, alors que celui de nos élèves considérés comme « très bons » est bien plus faible qu’ailleurs. Même s’il ne faut pas être fétichiste des chiffres, la tendance, elle, parait peu contestable et nous aurions tort de nous payer de mots sur l’excellence de notre école. Il va de soi que les difficultés sociales jouent un rôle, mais elles ne sont pas toujours moindres dans les pays qui, selon PISA, progressent en termes d’efficacité et d’équité scolaires.

« Moins une société est inégale, meilleure est son école » disaient Christian Baudelot et Roger Establet dans L’élitisme républicain (Seuil 2009) en s’appuyant sur les résultats de PISA 2006. Que pensez-vous de cette affirmation ? Comment faut-il la nuancer ?

La formule de Christian Baudelot et Roger Establet est parfaitement juste, à condition d’ajouter que des sociétés équivalentes en termes d’inégalités sociales peuvent être assez profondément différentes en termes d’inégalités scolaires. Ce qui veut dire que les sociétés étant ce qu’elles sont, elles peuvent engendrer des écoles plus ou moins justes et accueillantes. Il existe donc un espace d’action propre à l’école qui ne saurait toujours expliquer ses problèmes et ses difficultés par celles de la société. Pourquoi ce qui vaut pour les systèmes de santé, par exemple, ne vaudrait-il pas pour l’école ?

La fin du dernier chapitre de votre livre résonne particulièrement pour les lecteurs et militants du CRAP-Cahiers Pédagogiques habitués à lire en exergue depuis de nombreuses années « Changer l’école pour changer la société, changer la société pour changer l’école ». Vous montrez que le lien n’est pas aussi simple et vous incitez à la modestie. Faut-il changer le slogan du CRAP ?

Je partage la devise du CRAP, mais elle ne signifie pas que l’école peut, à elle seule, changer la société. Une bonne école est une valeur en elle-même et je pense profondément qu’une école plus juste et plus accueillante formerait des individus plus confiants et plus généreux, ce qui serait sans doute profitable à la société. Mais il faut se défaire d’une tradition de prophétisme scolaire républicain affirmant que l’école pourrait tout. Le dire c’est s’apprêter à décevoir sans cesse.

Vous concluez par un appel à desserrer l’emprise scolaire et vous évoquez brièvement la nécessité de construire une « meilleure école ». Même si vous vous défendez de vous mêler de pédagogie, quelles seraient selon vous les directions dans lesquelles il faudrait aller pour construire cette « meilleure école » ?

Trois priorités me paraissent s’imposer. Il faut d’abord renforcer sensiblement la qualité de l’école commune : rapprocher l’école élémentaire et le collège et former les enseignants comme des professionnels de la pédagogie. Ensuite, au sortir de l’école obligatoire, nous devrions desserrer l’étau scolaire en développant d’autres modes de formations et d’accès à l’emploi, en accroissant l’autonomie des jeunes. Enfin, je reste scandalisé par la pauvreté de notre projet éducatif, par le fait que l’école ne se soucie guère des individus, de leur singularité, de leur vie sociale et de leur créativité ; dès que les dimensions de l’expérience sociale ne se coulent pas dans le moule de la compétition et de l’instrumentalisation des apprentissages, l’école les ignore.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk