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Les pratiques de discussion à visée philosophique
À l’école primaire et au collège : enjeux et spécificités

État des lieux en février 2003

J’ai rassemblé nombre de témoignages et tenté une première typologie de la diversité des pratiques de terrain dans plusieurs ouvrages [[L’éveil de la pensée philosophique à l’école primaire, Cndp-Crdp Languedoc-Roussillon-Hachette, 2001 .
La discussion philosophique à l’école primaire, Crdp Languedoc-Roussillon, 2002.
Nouvelles pratiques philosophiques : enjeux et démarches, Crdp Bretagne, 2002.
Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un nouveau genre ?, Crdp Bretagne, 2003.
Diotime L’Agora n°9, 10, 12, 17, Crdp Languedoc-Roussillon.]] :

  • courant des « préalables à la pensée », centré sur l’expérience existentielle du cogito comme dé-marche structurante de la construction identitaire du sujet [[Voir le site de l’AGSAS : http://www.marelle.org/users/philo.]] (A. Pautard, J. Lévine…) : l’élève s’y éprouve dans l’échange entre pairs comme un « parl’être » (Lacan) se constituant en « pens’être », se dotant d’un langage intérieur (A. Perrin) ;
  • courant de la maîtrise de « l’oral réflexif » (D. Bucheton), pour « apprendre, penser et se cons-truire » à travers des productions langagières interactives (J. Caillier) ;
  • courant de l’éducation à une « citoyenneté réflexive », où l’on s’appuie sur les habitus démocra-tiques de discussion des élèves en pédagogie institutionnelle, pour amener des sujets à forte teneur existentielle (ex : S. Connac, Doridant et Fort à Strasbourg…) ;
  • courant proprement philosophique : « philosophie pour enfants » de M. Lipman, entretien philo-sophique de groupe d’A. Lalanne [[Faire de la philosophie à l’école primaire, ESF, 2002.]] « discussion démocratique avec des exigences intellectuelles » de M. Tozzi, A. Delsol, N. Go)

Il s’agit là d’une typologie empirique, à partir de la diversité des expériences connues, instituantes parce que non institutionnalisées, qui vise plus à décrire le type de préoccupation, d’angle d’entrée dans l’activité des praticiens, qu’à discerner par une échelle normative le degré de « philosophicité » des activités en vue de prescrire (nous sommes là, pour reprendre les catégories de J.-L. Martinand, dans une didactique plus descriptive que normative ou prospective).
Nous avons affaire à une innovation, lancée de manière significative en France dans les années 1997-1998 (il y a eu des tentatives antérieures), par des enseignants du premier degré qui avaient une formation philosophique (ex : A. Lalanne, P. Sonzogni ou J.-C. Pettier) et ne se sont autorisés que d’eux-mêmes dans un premier temps ; ou qui travaillaient dans un réseau associatif (ex : A. Pautard, D. Sénore, et le réseau de l’AGSAS de J. Lévine) ; de professeurs d’IUFM qui avaient rencontré lors de colloques internationaux des Québécois lipmaniens (ex : M. Bailleul à Caen, E. Auriac-Peyronnet à Clermont-Ferrand, S. Brel à Versailles) et ont commencé à animer des actions de formation continue d’enseignants ; de diplômés de philosophie intéressés (ex : les intervenants philosophes dans les SEGPA travaillant avec la Fondation 93 d’A. Beretetsky), parfois animateurs de cafés philo (ex : J.-F. Chazerans à Poitiers, O. Brénifier à Paris) ; d’enseignants de philosophie ou et de sciences de l’éducation à l’université (F. Galichet à Strasbourg, Solère-Queval à Lille, M. Tozzi à Montpellier).
Elle a rapidement pris de l’ampleur, s’est organisée en réseau informel avec sites internet [[Ex : http://www.pratiques-philosophiques.net ]], listes de diffusion et colloques (avril 2001 à l’Inrp, mai 2002 au Crdp de Bretagne, juin 2003 à Nanterre avec le Cddp des Yvelines et le Crdp de Bretagne). Elle se diffuse dans les collèges (ex : C. Vallin), a trouvé un écho très favorable dans les publications des mouvements pédagogiques (Cahiers pédagogiques avec F. Carraud, K. Godefroy, C. Roiné etc., ICEM, OCCE, GFEN), dont nombre de militants se sont lancés dans l’expérience ; elle est répercutée dans la revue internationale de didactique de la philosophie Diotime L’Agora (CRDP Languedoc-Roussillon), dans des ouvrages de CRDP (Montpellier, Rennes) relayés par le CNDP, chez des éditeurs privés qui ont infléchi leur littérature de jeunesse vers la philosophie (ex : Acte Sud Junior), avec des collections ad hoc (ex : les « goûters philosophiques » chez Milan, « L’apprenti-philosophe » chez Nathan etc.).
Des formations initiales et continues ont été petit à petit organisées dans plusieurs IUFM (Caen, Rouen, Montpellier, Nantes, Le Mans, Strasbourg, Lille, Lyon, Créteil, Paris, Versailles, Châlons, Cddp des Yvelines), avec des mémoires professionnels sur la question ; des stages et regroupements pédagogiques dans des circonscriptions.
Un secteur de recherche s’est développé, avec des communications (huit à la Biennale de l’Éducation en 2002, douze au colloque de Montpellier sur la discussion de mai 2003), des symposiums (Colloque de Lille de l’AECSE en septembre 2001 ; de Montpellier en mai 2003). J.-C. Pettier a soutenu le premier sa thèse à Strasbourg 2 en octobre 2000 sur « La philosophie en éducation adaptée ». Il y a maintenant un certain nombre de maîtrises et Dea en sciences de l’éducation soutenus, et six thèses sont en cours à Montpellier 3 en 2003 (S. Connac, G. Auguet, L. Bulhman-Galvani, Y. Pilon, N. Boudou-Roux, J. Leroy). Des professeurs de philosophie de la Sorbonne sont intéressés (Michel Puech, Y. Michaud).
Les correspondants innovations de certaines académies ont reconnu comme telles certaines actions, des moyens de diffusion ont été dégagés (ex : deux mi-temps d’instituteurs dans l’académie de Caen en 2002-2003). Le programme européen Daphné de lutte contre la violence a choisi en France l’entrée de la discussion philosophique à l’école (S. Brel). L’Université populaire de M. Onfray à Caen a ouvert un atelier de philosophie avec les enfants (G. Geneviève).
L’intérêt des praticiens et de l’institution converge donc pour développer de telles pratiques. De son côté les Assises de l’enseignement catholique de décembre 2001 ont fait du « développement du questionnement philosophique à l’école primaire et au collège » une de leurs huit orientations prioritaires, et l’impulsion est donnée par des formations nationales (Unapec) et régionales (ex : Cfp-Ifp de Montpellier et Toulouse).
Le moment semble venu, pour des enseignants qui sont désireux de se lancer mais ne savent comment s’y prendre, de fournir, outre de la formation, des supports pédagogiques et didactiques. D’où l’ouvrage de J.-C. Pettier et J. Chatain avec des textes accessibles (Crdp Créteil 2 003), et le travail en cours des équipes de Caen (CD-Rom), et de Montpellier (travail sur Yakouba, sur le jugement esthétique et sur le mythe de la caverne).

Enjeux et spécificité de ces pratiques

L’intérêt de la DVP est donc d’articuler par une activité langagière (enjeu 1), un processus de socialisation démocratique (enjeu 3), fondé sur une éthique communicationnelle de la personne (enjeu 4), avec l’apprentissage d’une pensée réflexive (enjeu 5), qui favorise l’élaboration identitaire de sujets en construction (enjeu 2). Cette pratique interpelle la philosophie elle-même, ainsi que le paradigme classique de son enseignement (enjeu 6).

C’est bien la visée philosophique de ces pratiques qui fait leur spécificité. Innovation parce que la philosophie n’est au programme qu’en classe terminale de lycée, et que d’en parler dès l’école maternelle est une rupture profonde avec la tradition de l’enseignement philosophique français. Mais innovation particulière, car elle se distingue d’autres types de pratiques :

  • le moment de parole individuelle d’un élève devant ses pairs, sur le mode narratif-descriptif, du type « Quoi de neuf ? », dont la préoccupation est davantage un exercice langagier de prise de parole en public, qu’un échange interactif où sont convoqués, sur un objet conceptuel commun, la pensée de chacun et non le récit de son vécu ;
  • le débat argumentatif en français, parce qu’il ne s’agit pas seulement de défendre des positions pour et contre, « socialement partageables », de développer des compétences rhétoriques en référence à des pratiques sociales de la langue (ce que G. Molière dans son DEA à Lyon II appelle « l’argumentation commune ») ; mais d’interroger et de se questionner sur des enjeux existentiels où l’on parle « pour de vrai » ;
  • le débat d’interprétation en français, parce qu’il s’agit moins, au-delà de la compréhension d’un texte de littérature de jeunesse, de donner une interprétation à ce qui « résiste » dans le récit, que d’aborder les questions « universelles » abordées dans et par le texte : par exemple non plus en se demandant si Yacouba n’est pas un vrai guerrier parce qu’il refuse de tuer sans mérite un lion blessé, ou un pacifiste parce qu’il rompt le cycle de la violence ; mais quel est le sens de la guerre et de la paix pour l’humanité, ou s’il y a des guerres justes…
  • le débat scientifique, même si on démarre de la même façon par une énigme, car on ne conclut pas la séquence par une « vérité » provisoirement admise dans la communauté scientifique, qui met tout le monde d’accord à partir d’une administration de la preuve (observation, expérience etc. ; ; chacun construit sa propre pensée, en tentant d’intégrer « la part de vérité » de l’autre dans son propre discours ;
  • le débat démocratique du « conseil coopératif », où l’on discute pour prendre des décisions collectives dans une perspective d’éducation citoyenne ; parce que l’on vise non un vote sondage pour voir ce que pense la majorité, ou une décision qui déciderait de la « vérité des plus nombreux », mais un approfondissement de sa pensée dans et par l’échange ;
  • une séance de régulation psychosociologique en « heure de vie de classe », où l’on exprime des rancœurs ou des malaises pour régler un conflit ou un problème de fonctionnement, car il s’agit moins d’une expression affective, interpersonnelle ou groupale, de type cathartique, que d’une élaboration cognitive par rapport à une interrogation intellectuelle dans une communauté de recherche.

Instituer la classe en « communauté de recherche » où tous se saisissent d’un problème crucial pour notre condition afin de « penser ensemble séparément », et de « vivre ensemble en réfléchissant » ne va pas de soi.

  • parce que du côté de l’élève l’on est dans un cadre scolaire, normé doublement par l’enseignant et le groupe de pairs, où s’autoriser à dire et à penser n’est pas spontané, tiraillé entre le phantasme d’être dans le désir du maître par la bonne réponse, et la peur de fayoter auprès de ses camarades ;
  • parce qu’il est périlleux de risquer sa « face » (Goffman) en dévoilant le « privé » de sa pensée intérieure (traduire prendre la parole en public), qui peut être critiquée, atteignant ma personne ;
  • parce qu’il est ardu de discuter à plusieurs, emporté par les affects de l’interaction sociale verbale, où l’on a tendance à se couper sans écouter, à vouloir avoir raison (de l’autre) ;
  • parce qu’il est difficile de douter de ses certitudes, de se mettre dans une attitude de recherche au lieu d’affirmation et d’opposition, de sortir du cadre égocentrique et limité de sa pensée, d’accepter des objections, de les intégrer de façon constructive pour nuancer sa pensée.

Le rôle du maître

Et le rôle du maître devient plus complexe.

  • Il est peu conforme à l’image d’une compétence fondée sur le savoir que d’avouer publiquement en classe que l’on ne comprend pas grand-chose aux mystères de l’existence, du sens de la vie, de la mort, de l’amour… Et de se mettre en retrait sur le contenu des questions posées par les élèves eux-mêmes, quand sa mission est d’apporter des connaissances, d’avoir l’initiative des questions et de répondre aux questions des élèves au moment qu’on décide, d’interroger ceux-ci pour vérifier s’ils savent…
  • Comme il est peu habituel, dans les habitus dominants de la profession, de se dessaisir du pouvoir magistral de sa parole et de sa fonction pour déléguer aux élèves des rôles de répartiteur de parole et de mémoire des idées.

On trouve cependant fréquemment de telles attitudes dans les pratiques de DVP. Car c’est cette recomposition du rôle du maître quant à son rapport au savoir et au pouvoir qui va développer chez les élèves une démarche de recherche responsable. La culture de la question et un rapport non dogmatique au savoir, conditions de possibilité de l’apprentissage du philosopher, deviennent possibles quand le maître diffère son point de vue ou s’abstient de le donner : on arrête toujours de chercher quand le maître donne une réponse, et on ne peut commencer à penser par soi-même que lorsqu’on n’anticipe plus comme réponse celle que le maître attend, quand on ne peut se placer dans son désir ou faire alliance avec lui. C’est dans le vide de la réponse du maître ignorant des solutions existentielles que l’enfant s’autorise à chercher sa propre réponse. Mais non une réponse relative à chacun, puisque dans le travail en groupe, le droit démocratique d’expression a pour contrepartie philosophique le devoir rationnel d’argumentation. On échappe donc au relativisme.
Toute la question didactique est donc de savoir comment accompagner dans une classe des questions fondamentales d’enfants pour que travaille une pensée réflexive en chacun. La diversité constatée des pratiques révèle ici des différences qui impliquent peut-être des divergences : depuis le retrait total du maître d’A. Pautard dans l’atelier philo de l’Agsas dans les dix premières minutes, présente mais muette, ou l’attitude de J.-F. Chazerans qui vise à la « disparition programmée » de l’intervenant, jusqu’à la maïeutique très cadrée de O. Brénifier [[Cf Enseigner par le débat, CRDP de Bretagne, 2002.]], qui prend un élève puis un autre en dialogue serré, ou fait interagir deux élèves en restant le tiers de l’interrogation, ou « l’entretien philosophique de groupe » d’A. Lalanne, qui sans apporter de solution guide la progression collective, en passant par la répartition démocratique de rôles entre élèves chez A. Delsol ou S. Connac avec phases métacognitives sur le débat, il y a un large éventail !
Un repère pour les élèves et l’enseignant me semble la mise en œuvre de processus de problématisation où l’on (s) interroge, de conceptualisation où l’on précise le sens des mots et des notions pour cerner un objet commun de pensée, et de raisonnements pour savoir si ce que l’on dit est « vraiment vrai ». Mais comment s’assurer de ces moments « problématisants, conceptualisants et argumentatifs » ?
C’est là où le rôle du maître va être déterminant. Car J. Lévine pense que c’est le retrait total du maître qui permet à l’enfant d’entrer dans un processus où il s’autorise à penser par lui-même, quand A. Lalanne [[Voir son ouvrage Faire de la philosophie à l’école élémentaire, préface de L. Dagognet, ESF, 2002.]] affirme que seule la guidance du maître, par sa vigilance intellectuelle, peut amener l’élève à initier une démarche philosophique, qui n‘est rien moins que spontanée… Je mène actuellement une recherche à partir d’une quarantaine de textes produits par des acteurs (enseignants et formateurs) de ces pratiques, pour déterminer ce qui, dans les représentations et les actes du maître, semble le socle commun à son rôle dans cette innovation (par exemple le postulat de « l’éducabilité philosophique de l’enfance », ou le retrait du maître sur une réponse immédiate aux questions existentielles posées par les élèves).
[…]

Un nouveau paradigme organisateur ?

Mais quelles que soient les formes que prend cette innovation, celle-ci se démarque du paradigme de l’enseignement philosophique des classes terminales.
G. Auguet soutient dans sa thèse que ces « discussions à visée philosophique » témoigneraient d’un nouveau « genre scolaire » (« genre » – second au sens de Bakthine, et « genre scolaire » au sens de Schneuwly), en train d’émerger, au même titre que l’école française a inventé la dissertation [[Voir ici les travaux des historiens des disciplines scolaires (par exemple A. Chervel), et en particulier pour la philosophie ceux de B. Poucet (De l’enseignement de la philosophie, C. Bénard philosophe et pédagogue, Paris, Hatier, 1999), ou de P.H. Tavoillot (« L’invention de la classe de philosophie », in Philosopher à 18 ans,op. cit.).]].
Il interroge le trépied canonique du paradigme classique, plus radicalement encore que dans l’expérimentation de la philosophie en lycée professionnel actuellement menée dans les académies de Nantes, Montpellier, Reims et Nice [[Voir l’importance donnée à l’oral dans le rapport de l’Inspection générale sur la question. Consulter les Actes du colloque : enseigner la philosophie au lycée professionnel (mai 2001), ou de l’Université d’été d’août 2002 au Crdp de Champagne-Ardennes. Ou mon article dans Diotime l’Agora n°18 de juin 2003.]]. Car :

– Il y a une émergence de la discussion comme activité privilégiée par rapport à l’écrit. On ne parle plus de dissertation. D’ailleurs les élèves ne savent pas écrire en maternelle et très peu en CP, font de courtes phrases en CE1, et de petits textes au cycle 3. L’impossibilité ou le faible développement des capacités scripturales laisse un espace à l’oral, dont la discussion révèle les potentialités pour apprendre à philosopher. Loin d’être considérée structurellement comme doxologique, celle-ci devient la voie royale de cet apprentissage, un identifiant du nouveau paradigme en gestation. Non qu’elle soit la tâche exclusive proposée : on peut articuler cet oral à l’écrit dès qu’il devient possible, avant (sur un cahier), pendant (en utilisant le tableau) ou après l’échange verbal. Elle peut aussi être précédée de formes diversifiées d’émergence des représentations (ex : photolangage, métaphores et allégories, mots clefs, Q-sort…) [[Voir les approches que je propose dans Etude d’une notion, d’un texte, Crdp Languedoc-Roussillon, 1993, ou Penser par soi-même, Chronique sociale, Lyon, 5ème édition 2002.]] . Mais elle est centrale dans les pratiques développées.
2. On constate un retrait sensible du maître sur les contenus.
C’est le contraire de la leçon du magister, centré sur son rapport au savoir philosophique : les élèves discutent exclusivement entre eux dans le protocole Pautard-Lévine. Les interactions entre pairs l’emportent quantitativement sur celles avec le maître dans le courant de la pédagogie institutionnelle. Et même dans des formes plus directives (O. Brénifier ou A. Lalanne), le maître questionne ou récapitule plus qu’il ne fait des apports, et ne donne jamais son point de vue. M. Tozzi intervient sur les processus de pensée comme exigences intellectuelles (problématiser, conceptualiser, argumenter), mais pas directement sur les idées elles-mêmes.

– L’étude de textes n’est plus incontournable.
Non seulement parce que les élèves ne savent pas lire en maternelle, ou déchiffrent en cycle 2 (on peut toujours leur lire les textes), mais parce qu’on peut partir pour réfléchir de situations de classe, de récréation, de quartier, de famille ou de société qui posent problème, et pas forcément de textes, mais toujours de questions, et en particulier de questions que (se) posent (à) eux-mêmes les enfants. Dans la méthode Lipman, on part de romans philosophiques parce qu’ils ont été conçus ad hoc à partir des grandes problématiques de l’histoire de la philosophie (sans d’ailleurs qu’on cite jamais un philosophe ou une doctrine), afin que les enfants s’en emparent par identification aux personnages, la discussion com-mencera à partir d’une question soulevée par le texte mais choisie par les élèves, après un vote à la majorité. Idem pour les « goûters philo » de Milan, ou pour les nombreux ouvrages puisés dans la littérature de jeunesse, à forte teneur anthropologique aujourd’hui : ce sont des supports, des pré-textes à se questionner pour débattre. Alors que dans le paradigme classique, les textes patrimoniaux valent par eux-mêmes, comme exemples et modèles de pensée et de doctrine, ici les textes ne sont pas nécessaires, et quand on les utilise, c’est pour apprendre aux élèves à se poser des questions et en discuter.
La leçon, le grand texte philosophique, la dissertation ne sont pas adaptés pour des enfants. Les praticiens ont donc d’eux-mêmes expérimenté de nouvelles pratiques qui leur semblaient propres à les faire penser. Comme la philosophie n’était pas au programme, qu’ils n’étaient pas normés dans leur activité libre et volontaire, ni tenus par des instructions, des évaluations et des notations (comme l’enseignant de terminale), ils ont innové, instituant des pratiques inédites.
[…]

Remarque sur « l’âge du philosopher »
« L’âge du philosopher » a toujours fait problème dans l’histoire de la philosophie : Calliclès[[Calliclès le sophiste soutient qu’il n’est jamais trop tôt pour commencer à philosopher, alors que pour Platon via Socrate, on ne peut vraiment philosopher que tard pour l’époque (Par exemple République 7, 540a) : “ Quand ils finiront leur trentième année, tu les tireras du nombre des jeunes gens déjà choisis pour…rechercher, en les éprouvant par la dialectique, quels sont ceux qui, sans l’aide des yeux ou d’aucun autre sens, peuvent s’élever jusqu’à l’être même par la seule force de la vérité ”.]], Epicure[[“ Dans sa jeunesse, que personne n’hésite à s’engager en philosophie…car personne ne peut s’engager trop tôt ou trop tard dans l’activité que procure la santé de l’âme…L’activité philosophique s’impose à celui qui est jeune comme à celui qui est vieux. (Lettre à Ménécée, 10, 122).]], Montaigne[[“ La philosophie…on a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants…Puisque la philosophie est celle qui nous instruit à vivre, et que l’enfance y a sa leçon, comme les autres âges, pourquoi ne la lui communique-t-on pas ? …Un enfant en est capa-ble, au partir de sa nourrice, beaucoup mieux que d’apprendre à lire ou à écrire ” ( Essais, I, chap. 26).]], Jaspers[[Introduction à la philosophie. “ Un signe admirable du fait que l’homme trouve en soi la source de la réflexion philosophi-que, ce sont les questions des enfants. On entend souvent, de leur bouche, des paroles dont le sens plonge directement dans les profondeurs philosophiques…ils ont souvent une sorte de génie qui se perd lorsqu’ils deviennent adultes”. Grothuisen affirme d’ailleurs que “ la métaphysique est la réponse aux questions des enfants ”. Et J.F. Lyotard, dans Le postmoderne expliqué aux enfants appelle à “ renouer avec cette saison d’enfance, qui est celle des possibles de l’esprit ” (Plon, 1969, p.9).]], aujourd’hui M. Lipman[[A l’école de la pensée, De Boeck, Bruxelles, 1995.]], M. Onfray[[“ Je crois nécessaire d’envisager un enseignement de la philosophie dès le primaire ”, Libération du 18/06/2001.]] et Luc Ferry[[“ Je me demande parfois s’il ne faudrait pas, dès l’école primaire, enseigner en tant que tel l’art de l’argumentation ” (Philosopher à 18 ans, p. 14). A. Comte Sponville déclare de son côté : « Ces enfants qui font des mathématiques, de la physique, du solfège, pourquoi seraient-ils interdits de philosophie ? » (Pensées sur la sagesse, carnet de philosophie, A. Michel, 2000 p. 9) ; et il écrit chez T. Magnier un petit opuscule pour enfants : Pourquoi une chose plutôt que rien ?]] d’un côté, de l’autre Platon, Descartes[[“ Nous avons été enfant avant que d’être homme ”. Pour Descartes l’enfance est le temps et le lieu de l’erreur et du préjugé (“ …dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables…) et il faut donc atteindre la maturité pour être capable de philosopher (“ …j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fut si mûr… Méditations métaphysiques, 1).]], Kant[[Kant rappelle, dans la première préface de la Critique de la raison pure, que son travail de philosophe ne « pouvait en aucune façon être mis à la portée du public ordinaire » (p. 9, PUF, 1963).]], Hegel[[Pour Hegel, cela n’a aucun sens d’apprendre à philosopher sans « apprendre la philosophie », entendez les doctrines des philosophes.]]. S’opposent ainsi les philosophes qui pensent qu’il est possible et souhaitable que les enfants commencent à réfléchir le plus tôt possible, à ceux qui proclament que philosopher c’est sortir de l’enfance, lieu et moment constitutifs de l’opinion, du préjugé et de l’erreur.

BREVE BIBLIOGRAPHIE
(On trouvera une bibliographie détaillée sur le site http://www.tozziphilo.com)

Vers une didactique de l’apprentissage du philosopher, doctorat, Lyon II, 1 992.
Tozzi et al , Apprendre à philosopher dans les lycées d’aujourd’hui, Hachette-CRDP de Montpellier, 1992.
« Contribution à l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher », Revue Française de Pédagogie, avril-mai-juin 1993.
Tozzi et al , Etude philosophique d’une notion, d’un texte, CRDP de Montpellier, 1993.
Penser par soi-même, initiation à la philosophie, Chronique Sociale, Lyon, EVO, Bruxelles, 1994.
Tozzi et al , Lecture et écriture du texte argumentatif en français et en philosophie, CRDP de Montpellier, 1995.
« De la philosophie à son enseignement : le sens d’une didactisation », Savoirs scolaires et didactiques des disciplines (coord. Develay M.), ESF, 1995.
« Peut-on didactiser l’enseignement philosophique ? » L’enseignement philosophique, déc.1995.
Éléments pour une didactique de l’apprentissage du philosopher, Thèse d’habilitation à diriger des recherches, Lyon II, 1998.
Tozzi et al , L’oral argumentatif en philosophie, CRDP Montpellier, 1999.
« Philosopher à l’école élémentaire », Pratiques de la philosophie n° 6, GFEN, juillet 1999.
Tozzi et al , Diversifier les formes d’écriture philosophique, CRDP Montpellier, 2000.
Tozzi et al , L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, CRDP Montpellier-CNDP-Hachette, 2001.
Tozzi et al , Discuter philosophiquement à l’école primaire. Pratiques, formations, recherches, CRDP Montpellier, 2002.
Tozzi et al , Nouvelles pratiques philosophiques en classe, enjeux et démarches, CNDP-CRDP de Bretagne, 2002.
Tozzi et al , Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ? CNDP-CRDP de Bretagne, 2003.
– Coordination de tous les numéros de la Revue Diotime L’Agora, publiée par le CRDP de Montpellier depuis mars 1999, à raison de quatre numéros par an, comprenant de nombreux articles sur les pratiques philosophiques à l’école primaire, au collège, en terminale, dans la cité (cafés-philo, atelier d’écriture philosophique).