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Les mots pour dévoiler les compétences enfouies

Enseignant, il l’est devenu un peu malgré lui, en effectuant des remplacements dans l’enseignement privé au retour du service militaire. Il découvre un univers étrange, plus hétérogène qu’il ne le pensait, entre établissements confessionnels et écoles installées en banlieue, en terre de mixité sociale. Il enseigne les mathématiques, sa discipline d’origine, puis l’histoire-géographie, une matière qui le passionne, au gré des besoins. Il apprend avec les cours à préparer, avec les projets qui se construisent, un métier qu’il adopte.

Il suit des formations au Cepec (Centre d’études pédagogiques pour l’expérimentation et le conseil), réussit les concours d’enseignant dans le privé et le public, choisit le second secteur et intègre l’IUFM de Lyon, dirigé alors par Philippe Meirieu. « J’avais le sentiment d’en profiter plus que mes collègues frais émoulus du concours. J’étais moins dans l’urgence du quotidien, du cours suivant à assurer donc plus ouvert à préparer un métier que l’on va exercer toute la vie. » La pédagogie le passionne, il découvre les Cahiers pédagogiques et adhère rapidement au CRAP, participe à ses rencontres estivales.

Les Minguettes

Pour sa titularisation en 2002, il est nommé dans un collège en zone d’éducation prioritaire situé au milieu du plateau des Minguettes, à Vénissieux. « Le poste était compliqué pour un débutant mais l’environnement était soutenant, avec une direction et une équipe pédagogique investies, un engagement sur la pédagogie. » Il progresse au quotidien dans son approche et ses pratiques avec des élèves remuants, peu intéressés d’emblée par leur scolarité mais avec une ambiance exempte de violence.

Il est invité à témoigner de son expérience d’enseignant débutant dans les Cahiers pédagogiques, prend goût à l’exercice d’écriture qui lui permet de poser les choses, de prendre conscience de ce qu’il fait, de ses erreurs. Il devient peu après formateur à mi-temps au centre académique Michel Delay, dont les thématiques sont l’éducation prioritaire et la prévention de la violence. Il anime des stages de formation, intervient dans les établissements, accompagne des collègues en difficulté. Il découvre la formation pour adultes avec ses méthodes pédagogiques différentes, ses temps de régulation, qui font écho à ce qu’il vit au sein du CRAP, lors des comités de rédaction ou pendant les rencontres estivales. Il s’associe également à des recherches à l’INRP (Institut national de recherche pédagogique, devenu l’IFÉ, Institut français de l’éducation) sur le travail en enseignement professionnel face aux prescriptions, et côtoie là pour la première fois l’analyse du travail.

Bagneux

En 2006, il quitte Lyon pour Paris, travaille dans un collège de Bagneux où la mixité est plus prononcée qu’à Vénissieux. Deux ans plus tard, il devient secrétaire général à mi-temps du CRAP-Cahiers Pédagogiques, concrétisant là un engagement progressif et de plus en plus intensif dans l’association. « Ce poste me convenait mieux que la formation ou la recherche qui sont deux activités un peu frustrantes par leur caractère ponctuel. Là, on va voir du côté de la recherche, de la conceptualisation et des pratiques aussi, avec une réflexion sur les modalités d’enseignement concrètes pour changer l’école, le tout avec une approche militante, engagée. »

Il apprécie le partage de son temps avec son poste d’enseignant qui lui permet de vivre deux dimensions complémentaires de l’éducation, entre réflexion, engagement et mise en pratique. Xavier Darcos, le ministre de l’Éducation nationale d’alors, supprime les mises à disposition d’enseignants. Désormais, c’est le plein temps ou rien. Patrice Bride choisit de devenir rédacteur en chef des Cahiers pédagogiques, quittant là ses « vêtements d’enseignant ». Il le reste cinq ans, vivant des transformations profondes de la revue.

C’est en particulier un temps d’élargissement du cercle des contributeurs, avec une forte augmentation des propositions de textes spontanées. « C’est l’effet du numérique. Les appels à contribution sont beaucoup plus diffusés. Nous recevions des textes loin de nos canons éditoriaux mais que nous avions envie d’accueillir. » Le travail de réécriture devient une activité à part entière pour lui mais aussi pour les coordinateurs de dossiers. Il faut le faire en valorisant les idées, en ménageant les susceptibilités des auteurs, dans un esprit d’accompagnement. L’idée d’une formation pour les coordinateurs voit le jour, ainsi que la mise en place d’ateliers d’écriture où l’on s’intéresse à la fonction de l’écrit et à l’écriture sur le travail. Ils s’ouvrent aux contributeurs qui le souhaitent. Le but affiché était de discuter les textes, de les mettre au point. Ce qui apparaît va au-delà, l’expression partagée visite le travail d’enseignant, la façon dont chacun l’occupe, le vit. Cette expérience incite Patrice Bride à aller voir du côté des recherches en cours sur la sociologie du travail, l’ergonomie et sur l’analyse du travail.

Dire le travail

Alors, lorsqu’en 2015 Patrice Bride décide de continuer sa route, c’est avec en tête ce sujet à explorer, celui du récit du travail. Le projet « Dire le travail » est lancé avec quelques comparses, rejoints par 63 sociétaires disposés à soutenir la création d’une coopérative. « Nous avions envie d’une structure qui soit sur un projet de développement économique sans être sur le modèle de la start-up. » Il définit son état d’esprit d’alors comme celui d’une « folie heureuse », entre naïveté de croire dans les enthousiasmes exprimés et réalisme qui invite à la prudence.

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L’activité s’installe petit à petit, parfois loin de ce qu’il avait imaginé au départ, mais toujours autour de l’écriture sur le travail avec une approche qui part de la singularité pour aller vers le collectif. Le champ éducatif est investi, en particulier du côté de l’enseignement agricole et de l’ANLCI (Agence nationale de lutte contre l’illettrisme) où le sujet des compétences de base des apprentis nourrit une démarche de partage des pratiques. « Avec le récit, on peut dire plein de choses en donnant à voir, y compris de la conceptualisation. »

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Pour que cette parole s’exprime librement, amène une prise de conscience sur ces gestes, ces compétences mis en œuvre dans une certaine routine, il puise dans des habiletés construites dans ses expériences professionnelles antérieures et enrichies au contact de l’expression des autres. Ni chef, ni collègue, ni chercheur, son positionnement encourage à dire. L’exercice aboutit souvent au constat que ce qui a été raconté n’avait jamais été exprimé de cette façon, comme une redécouverte du sens de son quotidien professionnel. « Dire le travail, c’est dire ce qu’ils font, comment ils le font et ce qu’ils arrivent à faire. » Le partage des récits amène un regard différent sur « comment travaille le type d’en face ». Les textes n’excluent pas la part sombre du quotidien au travail et racontent comment les gens « s’en débrouillent », en prenant encore une fois le parti de l’analyse. Le récit de son travail et sa diffusion puise aussi dans les ressorts de l’éducation populaire, avec cette reconnaissance de savoirs construits sur le tas, au jour le jour.

Sur le site de « Dire le travail », les pages s’étoffent, enrichies de récits provenant d’univers différents, donnant la parole à une responsable de marketing, une éleveuse de chèvres, un marin-pêcheur, un conducteur de TGV, une avocate, un directeur de cirque ou encore une coiffeuse. On mesure en les lisant tout ce qui ne se voit pas dans les représentations toutes faites du métier de l’autre. On voit aussi l’intensité insoupçonnable que chacun met pour que son quotidien professionnel vive en plein sens. Et derrière cette mosaïque en construction, pointe l’espoir que, du récit à la lecture, la compréhension de soi et de l’autre amène un autre regard sur la richesse des compétences, quelque soit le métier exercé.

Monique Royer

Site de Dire le travail