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Les environnements numériques de travail (ENT)

Temps anciens et temps nouveaux

Leur métier a toujours amené les enseignants à réaliser de nombreux documents dans le cadre de la préparation de leurs cours. Les associations de spécialistes ont toujours joué un rôle éminent et reconnu dans la mise en œuvre des programmes, dans la pédagogie quotidienne de la classe, certains allant même jusqu’à penser qu’il pouvait arriver que l’administration se repose un peu trop sur elles. Leurs bulletins fourmillent de scénarios et de démarches pédagogiques, de ressources pour l’enseignant.

La fabrication matérielle et la diffusion n’ont pas toujours été choses simples. Que l’on songe aux temps héroïques de la ronéo à alcool, des débuts des photocopieuses alors rarissimes. Difficile de coopérer sur des documents communs au-delà de cercles très restreints, de diffuser à grande échelle ce que l’on avait fait. L’éditeur était alors le passage obligé. Aujourd’hui, les conditions de cet exercice délicat de la production de ressources pédagogiques ont radicalement changé. [[« Les logiciels libres », Jean-Pierre Archambault, Cahiers pédagogiques n° 410, janvier 2003.]] L’informatique et Internet sont passés par là. Les outils de production des contenus (traitement de texte, présentation, publication) se sont banalisés. Internet donne à l’auteur un vaste public potentiel. Les enseignants peuvent facilement reproduire les documents qu’ils récupèrent, les transformer, les remettre à disposition. La nouveauté réside donc dans cette possible et aisée production-circulation à grande échelle de « manuscrits électroniques » (des « brouillons » même, au bon sens du terme). Cette potentialité se réalise chaque jour : la profusion de ressources éducatives que l’on peut consulter sur Internet est là pour en témoigner. Conséquence, les sites Web éducatifs les plus consultés par les enseignants sont dans l’ordre ceux des associations, de spécialistes notamment, et des enseignants, puis les sites de l’institution (ministère, CNDP, académies, CRDP), ensuite ceux des musées ou de l’EDF… et loin derrière les Web de Vivendi et de Hachette. [[Étude de l’OTE (Observatoire des technologies éducatives en Europe), 2001.]] Des partenariats d’un type nouveau voient le jour dans une espèce de Napster éducatif d’auteurs. [[« Manuels « libres » ou Napster éducatif », Jean-Michel Dalle, Terminal n° 89, L’Harmattan.]]

Des obstacles subsistent, qui s’opposent au déploiement à plus grande échelle de ces pratiques. Ainsi des problèmes de compatibilité de fichiers (en lecture et en écriture). Et « il n’y a pas encore actuellement d’outils de partage et de collaboration suffisants, de workflow, d’édition collective permettant de créer de véritables bases de données dynamiques avec recherche avec mots-clés, de sélection décentralisée des ressources éducatives. De plus, ils ne sont pas assez connectés entre eux » (cf. note 4). D’une manière fondamentale, le système éducatif se trouve placé devant le défi de la généralisation de l’utilisation des ordinateurs, qui est tout sauf une mince affaire. D’où le schéma directeur des Environnements Numériques de Travail, les ENT (cf. note 1).

Les Environnements numériques de travail

En effet, on compte à l’heure actuelle plus d’un million d’ordinateurs dans les établissements scolaires et les écoles. Le long processus de leur déploiement s’est amorcé au début des années quatre-vingt. La perspective est, qu’à terme, chaque élève, chaque enseignant, en classe et à domicile, se servent de l’ordinateur comme ils se servent de leur stylo ou d’un tableau noir, avec la même facilité (d’accès), quand ils en ont besoin. Pour aboutir à cette situation d’usage généralisé, qui concerne plus de dix millions de personnes, plus encore si l’on inclut les parents d’élèves et tous les partenaires et acteurs de l’École, un certain nombre de conditions sine qua non sont à réunir, dans une approche professionnalisée, « industrialisée », pilotée par l’institution éducative.

Le schéma directeur des ENT est à la fois symptôme que le système éducatif est au début d’une nouvelle phase de l’intégration de l’informatique dans les domaines de la pédagogie, de la vie scolaire et du fonctionnement administratif, dans une espèce de crise de croissance qu’il lui faut résoudre, et réponse institutionnelle globale aux questions posées. Huit projets ont été retenus dans un volet 1, pour des débuts de mise en œuvre à grande échelle, et six dans un volet 2, pour des études de faisabilité.

Les ENT peuvent se définir comme étant le prolongement sur les réseaux de la communauté éducative. Les enseignants et les élèves y côtoient l’ensemble des acteurs du monde de l’École, personnes et organisations, internes à l’Éducation nationale ou externes comme les collectivités territoriales par exemple. Ils y disposent de services de base, des outils bureautiques à ceux de publication sur le Web, en passant par le courrier électronique, ainsi que des logiciels pédagogiques ou de vie scolaire. Ils y ont des espaces de travail, des ressources éducatives. Ils y sont identifiés et authentifiés.

Dans cet espace électronique, les individus ont des rôles et des profils distincts, selon qu’ils sont enseignants, élèves parents… Ils y sont membres de communautés diverses, institutionnelles ou non, formelles ou informelles, reconnues par l’institution et/ou leurs pairs ou en voie de l’être : l’établissement scolaire, la circonscription primaire, la discipline enseignée, l’association de spécialistes, le mouvement pédagogique…

Les enseignants doivent pouvoir communiquer entre eux, d’une académie à l’autre, d’une ville à l’autre, quels que soient les choix informatiques opérés (matériel et logiciel). Les ENT doivent donc constituer un vaste espace dont les maîtres mots sont interopérabilité, compatibilité des documents, standards ouverts, à la manière d’Internet avec son format de documents HTML et ses protocoles de communication HTTP et TCP/IP (les logiciels libres s’intègrent parfaitement dans un tel contexte). « Mots » incontournables sans lesquels on ne peut pas espérer un déploiement cohérent des ordinateurs, et le développement de leurs usages. En retour, les ENT vont notamment favoriser l’activité et les productions des enseignants, leurs associations, leurs communautés pédagogiques et disciplinaires. Et ouvrir ainsi la voie à de nouvelles modalités de formation professionnelle des enseignants renforçant les formes classiques dont on connaît les vertus.

La formation professionnelle des enseignants

On connaît en effet les difficultés inhérentes à la formation professionnelle initiale et continue des enseignants. Moins de savoirs codés, formalisés, davantage de savoirs tacites que dans leur formation universitaire aux contenus enseignés. Il y a des théories pédagogiques mais la pédagogie est une pratique (un art…), avec ses savoir-faire, ses savoirs d’action.

Dans un rapport sur la formation continue des enseignants au XXIe siècle, [[Pour la formation continue au XXIe siècle, Jean-Paul de Gaudemar, 1998.]] l’accent est mis sur l’intérêt de la formation en action. Il est précisé que « le champ de la formation qualifiante paraît devoir être centré sur l’approfondissement des compétences des agents dans une situation de travail donnée et par conséquent devoir recourir bien davantage aux formes les mieux adaptées à cet objectif, notamment l’organisation d’échanges professionnels entre agents, en une transposition adéquate aux différents milieux de l’Éducation nationale de ce qui est au cœur de la dynamique scientifique à l’Université ou dans les organismes de recherche, à savoir le dialogue critique avec ses pairs ».

Dans un rapport sur la formation initiale et continue des maîtres, l’Inspection générale souligne qu’« elle doit mettre fortement l’accent sur la pratique professionnelle, non pour inciter le maître en formation à reproduire des recettes acquises par compagnonnage, méthode dont on connaît les vertus et les limites, mais pour lui permettre d’acquérir une connaissance du métier en même temps que les moyens de l’exercer ».  [[Co-rapporteur Roger-François Gauthier, février 2003.]]

Et l’on retrouve les bienvenues productions des enseignants. « Derrière un scénario de cours, une fiche d’exercice fait avec l’ordinateur, un document décrivant le détournement d’un logiciel dans un contexte donné, il y a toujours une pratique professionnelle. Les échanges auxquels les ressources créées donnent lieu, les dialogues, les confrontations et les débats sont autant d’occasion pour asseoir des modalités particulières de formation continue », [[Quels changements induits par les TIC pour la formation professionnelle des enseignants face au paradigme du KM et des communautés de pratiques ?, Michèle Drechsler, Mémoire de DEA, 2003.]] associant dans le temps proximité et distance. Des formes nouvelles de formation voient le jour. [[Par exemple, la co-édition d’un cédérom multiplateforme de logiciels pédagogiques libres pour l’école primaire et la grande section de maternelle (par les CRDP de Paris et de Versailles, dans un partenariat avec Apple ; projet piloté par la mission veille technologique du Scérén-Cndp) donne lieu à la rédaction de fiches d’accompagnement, notamment dans le cadre d’animations-formations.]] Hybrides, elles comportent les classiques regroupements en présentiel, avec en plus continuité de l’action entre les journées de stage, grâce à l’interactivité électronique permise par les outils et les réseaux informatiques. Cette dernière assure une efficacité accrue aux stages, en structurant les phases de préparation et de suivi, notamment dans des travaux coopératifs. Elle les renforce et ne s’y substitue pas. Il s’agit d’une problématique plus générale dans l’ensemble de la société.

L’économie du savoir

Dans son rapport sur « La France dans l’économie du savoir » [[« La France dans l’économie du savoir », Commissariat Général du Plan, La Documentation française, mars 2003.]] le Commissariat général du Plan indique qu’« à l’échelle de l’entreprise, il est de plus en plus clair que l’avantage compétitif repose avant tout sur les compétences de ses ressources humaines et la capacité à se doter d’une organisation apprenante, qu’il a pour principal ressort la dynamique du savoir et des compétences, qu’il suppose le partage des savoirs… toutes choses permises et facilitées par les TIC ». Dans les administrations et les entreprises, grâce à la banalisation des outils informatiques et des réseaux, se développent des communautés de pratiques. La coopération de ces institutions avec leurs propres membres « organisés » d’une manière autonome dans ces communautés devient un enjeu pour la réalisation de leurs objectifs.

On connaît ces communautés de logiciels libres (Linux, Apache, OpenOffice. org, Débian…). Des sociétés informatiques permettent à leurs salariés qui en sont membres de consacrer une part significative de leur temps de travail, 20 ou 30 %, à développer pour leur communauté. Ils améliorent ainsi leurs compétences. De plus, les sociétés bénéficient en retour des réalisations de l’ensemble de la communauté, de fait biens publics universels.

Coopération d’intérêt mutuel

Certes les missions et les objectifs du système éducatif diffèrent radicalement de ceux de l’entreprise. Il ne s’agit pas d’obtenir à très court terme un avantage différentiel sur des concurrents pour remporter un marché mais, en s’inscrivant dans le temps long qui est celui de la pédagogie, de former des générations entières. Mais il y a des préoccupations analogues en terme de gestion des savoirs, de mise en place de processus permettant de susciter des interactions entre les différents savoirs individuels de façon à générer de nouveaux savoirs collectifs. « Les communautés de pratiques permettent la transmission de savoirs tacites, basés sur l’expérience dans l’action, et les savoirs explicites acquis par la formation. Elles produisent un patrimoine partagé, collectif, bien au-delà de l’addition des contributions de leurs membres. Elles ont des effets bénéfiques concrets pour l’organisation en termes de compétences que les participants réinvestissent dans leur activité professionnelle, la circulation de toute l’information créant effectivement un savoir collectif qui peut servir de base au perfectionnement professionnel et à la résolution de problèmes dans l’action ».

Notamment pour la mise en place de ces formes hybrides nouvelles de formation évoquées précédemment, qui renforcent les traditionnelles dont on connaît les vertus, l’institution a un intérêt bien compris à favoriser les productions numériques d’enseignants, un rôle à jouer pour leur donner toute leur portée et les pérenniser. On se trouve en effet dans un espace singulier où la même personne est à la fois fonctionnaire de l’État préparant ses cours et « militant pédagogique », où se mêlent bénévolat, volontariat, obligations de service et « bon vouloir », avec dans tous les cas un fort investissement des individus. L’institution peut aider les communautés enseignantes dans des démarches contractuelles d’intérêt mutuel, respectant leur autonomie et leurs spécificités. Elle n’a pas intérêt par contre à vouloir les diriger.

Il peut cependant y avoir des contradictions, des tensions toujours possibles. Par exemple, lorsque des enseignants, en conflit avec leur administration, refusent de mettre à disposition (sans rémunération) leurs productions pédagogiques personnelles, alors qu’ils le feront volontiers dans un cadre informel ou associatif. On rencontre des phénomènes analogues dans l’entreprise privée quand elle pratique l’individualisation des salaires alors que l’efficacité dépend de plus en plus du collectif. Mais ceci est une autre histoire.

Jean-Pierre Archambault, Scérén-Cndp – Mission veille technologique.