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Le procès de la sorcière

Le personnage de la sorcière est rencontré au détour des multiples lectures programmées par l’enseignant. À la fin de l’année, la sorcière d’un de ces ouvrages a été jugée au cours d’un procès public, devant un tribunal d’enfants. Pour cela, les élèves ont accumulé les preuves ou les témoignages permettant ce jugement.
Des juristes (l’Association des Juristes Berbères de France, AJBF[[ http://www.ardeva.org/reseau/ajbf/index.html ]]), partenaires de ce projet, ont également été associés à la préparation du procès ; ils ont contribué à l’approche juridique et à la découverte du monde judiciaire français.
Les audiences se sont déroulées dans une salle de spectacle communale aménagée en tribunal.

Le dispositif

C’est la pièce de Zarko Petan qui nous a inspirés : Le procès du loup (Théâtre de la jeunesse, Magnard, 1976). Mais le projet n’était pas de faire jouer aux élèves une pièce de théâtre ou d’en faire écrire une. C’est à partir d’une trame générale définie par avance que la mise en scène du procès de l’accusée est élaborée.
Lors de ce jeu de rôles – que nous avons voulu le plus près possible de la réalité des salles d’audience :
– des enfants témoins ont fourni les éléments recueillis durant l’année (témoins à charge pour l’accusation ou au contraire témoins pour la défense) : les témoignages sont lus ou racontés, plus ou moins improvisés ;
– des enfants avocats (défense et accusation) ont plaidé (textes lus, récités, improvisés en fonction des arguments avancés ou en référence à d’autres histoires de sorcière) ;
– neuf enfants jurés qui n’appartenaient pas à la classe ayant préparé le sujet et qui ne connaissaient donc pas le cas présenté ont décidé de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusée avec l’aide d’un adulte (l’enseignant d’une des classes impliquées) qui animait les délibérations. Pendant l’audience, ces jurés ont pu demander des précisions, questionner les témoins afin de mieux apprécier la situation ;
– chaque classe a procédé au jugement de la sorcière de son choix.
Parallèlement à la délibération du jury, pendant le même temps, le public a débattu et donné son avis sur les actes reprochés au personnage. La sentence du jury et l’avis du public sont ainsi confrontés.

Intentions

Il s’agit avant tout de faire lire ou de lire (maternelle) un nombre important de récits où apparaissent des sorcières et de permettre aux enfants de se construire une culture littéraire renvoyant à la fois aux contes traditionnels et aux œuvres plus récentes, de traiter les aspects récurrents des personnages, de percevoir les écarts par rapport à un standard attendu ou les décalages humoristiques… et de provoquer des échanges entre élèves lors d’une rencontre exceptionnelle : le procès.
D’autres objectifs encore sont visés.

Pour les enseignants réunis régulièrement durant l’année scolaire, c’est l’occasion d’échanger, à partir d’un projet commun de circonscription, sur les pratiques de classe, de travailler en collaboration avec les collègues de plusieurs écoles, de confronter ses points de vue, ses démarches, ses réflexions, en particulier sur la mise en place des débats en littérature et en éducation civique, les mises en réseaux des lectures, l’utilisation de l’écriture (productions des élèves) comme appui à la construction des connaissances, le partenariat avec les professionnels de l’institution judiciaire (place dans le projet), de clarifier et préciser certaines notions concernant la justice dans un cadre laïque, démocratique et républicain, de mettre en cohérence pratiques de classe et dispositifs d’évaluation, à tous les niveaux de classes (maternelle et élémentaire).

Pour les élèves (compétences et contenus d’apprentissage), cette action permet :
– de construire la notion de personnage en littérature (personnage principal, personnages secondaires, traits particuliers, caractère physique, moral…),
– de construire des liens entre les œuvres,
– de préciser la notion de point de vue,
– de participer à un débat d’interprétation d’un texte littéraire en étant susceptible de vérifier dans le texte ce qui interdit ou permet l’interprétation soutenue,
– d’observer, de critiquer à partir de lectures le comportement de personnages, en particulier la sorcière et d’échanger (débats) sur ce qui est acceptable éthiquement, ou non,
– d’identifier, d’appliquer, de comprendre les règles de vie commune (règles de politesse, la loi, principe de vie collective)
– de commencer à se sentir responsable (selon le niveau de classe),
– d’approcher le sens critique, le sens du relatif, de la complexité,
– d’approcher la distinction entre connaissances, croyances, superstitions, véracité des faits et rumeur,
– de construire des notions de justice, de « bien », de « mal », de travailler les valeurs universelles sur lesquelles on ne peut transiger, de construire des repères civiques à partir des références fournies par la littérature, les documentaires, la vie quotidienne et les faits divers.

Le projet s’articule autour de trois grandes périodes de mise en œuvre s’intriquant plus ou moins dans le temps, selon les orientations décidées par les enseignants.

  • Dans un premier temps : les élèves lisent ou écoutent des récits dont la sorcière est le personnage central (ou l’un des personnages principaux).

Ainsi, les enfants de moyenne section (école Langevin) découvrent les sorcières lors d’Halloween, puis au Carnaval et dans une sélection de trois albums : Kirikou et la sorcière, de Michel Ocelot (Milan), Blanche Neige, d’après Grimm, Le bisou magique d’Alan Mats (L’École des loisirs).

Les enfants de Grande section (école Cachin) font la connaissance des personnages de Les trois sorcières et La sorcière Tambouille, de Magdalena Guirao-Jullien (L’École des loisirs), Hansel et Gretel, des frères Grimm, Pélagie la sorcière, de Valérie Thomas et Korky Paul (Milan), Ah, les bonnes soupes !, de Claude Boujon (L’École des loisirs), Rouge sorcière de Sophie (L’École des loisirs), La rentrée de la petite sorcière, de Thomas Scotto et Jean-François Martin (Bayard). Des panneaux accrochés aux murs rappellent les éléments de ces récits.

Les élèves du CE2b (école Paul Vaillant-Couturier), commencent le projet avec Claude Boujon et la sorcière Ratatouille dans Ah, les bonnes soupes. Les albums suivants sont choisis pour les particularités des sorcières rencontrées :
Le sortilège de la sorcière, de Sandy Nightingale (Kaléidoscope) pour l’allure fantasque des personnages et la structure de l’album.
3 sorcières, de Grégoire Solotareff (L’École des loisirs) pour son clan des 3S qui permet jeux d’écriture et recherches de vocabulaire.
Une sorcière pas ordinaire, de Claire Clément et Letizia Galli (Bayard) pour sa gentille sorcière qui adopte une enfant perdue, ce qui suscite des discussions sur le bien et le mal.
La sorcière aux trois crapauds, de Hiawyn Oram et Ruth Brown (Gallimard jeunesse) pour Baba-Yaga à l’allure et au comportement effrayants mais qui, au final, s’incline devant la sagesse d’une enfant.
La sorcière du placard aux balais, de Pierre Gripari (Grasset jeunesse) où M. Pierre joue si bien avec le feu.

Le CE2a de la même école aborde le projet à partir d’un extrait de La sorcière et le commissaire, de Pierre Gripari (Grasset jeunesse). Les élèves écrivent à leur tour des recettes de potions magiques destinées à transformer les personnes et les objets. L’album La sorcière Tambouille, de Magdalena Guirao-Jullien, est ensuite étudié. Les enfants découvrent une sorcière atypique qui adore cuisiner mais est persuadée que personne n’apprécie ce qu’elle fait. D’autres œuvres encore sont lues. Elles permettent de compléter le panel de personnages :
Cardamone la sorcière, de Stéphane Frattini et Frédéric Pillot (Milan jeunesse), touchante sorcière qui souhaite à tout prix un bébé bien qu’elle ne sache pas du tout s’en occuper.
Balayette à l’école des princesses, de Christine Naumann Villemin (Milan jeunesse), petite sorcière qui ne se sent pas à sa place parmi les siens et rêve de devenir princesse. La lecture de ce livre a permis un débat sur la différence et l’acceptation de l’autre.
Les sept sorcières, de Marie-Hélène Delval et Zaü (Bayard), lu en lecture suivie sur une période de trois semaines, a déclenché de nombreuses discussions sur le bien et le mal.
Hansel et Gretel, des frères Grimm, a révélé une sorcière aux aspects des plus effrayants.
Parfum de sorcière, d’Arthur Clair et Jean-François Martin (Nathan) ; le personnage, répugnant au début, invente sans cesse les pires odeurs ; mais l’amour va profondément la transformer.
Chaque lecture est l’occasion de rédiger collectivement une fiche d’identité du personnage sur laquelle figurent l’aspect général, le caractère, les outils, les pouvoirs magiques, les amis et les ennemis…

Les élèves du CM1 de l’école Cachin lisent :
Histoires de sorcières, de Marcel Pineau (SEDRAP).
3 sorcières, de Grégoire Solotareff (L’École des loisirs).
Pardon madame… êtes-vous une sorcière ?, de Emily Horn et Pawel Pawlak (Gründ).
La sorcière Tambouille, de Magdalena Guirao-Jullien (L’École des loisirs).
Ma vie de sorcière, d’Anna Sophie Silvestre (Bayard).
Agathabaga dans tous ses états, de Valérie Michaut et Arthur Ténor (Lito).
Trop belle ma sorcière, de Christophe Miraucourt et Elisabeth Schlossberg (Flammarion).
Vèzmô la sorcière, de Geoffroy de Pennart (L’École des loisirs).
Ah ! les bonnes soupes, de Claude Boujon (L’École des loisirs).
Contes de la rue Broca (La sorcière de la rue Mouffetard), de Pierre Gripari (Gallimard Folio Junior).
Le grand livre des sorcières, de Colette Hellings (Casterman).

  • Dans un second temps : les classes étudient le système judiciaire français.

Cette approche menée en collaboration avec des juristes est évidemment adaptée au niveau des enfants. Phase de construction de connaissances sur la justice et d’entraînement à une réflexion sur les comportements responsables. Pour cela les élèves sont informés :
– Des éléments de connaissance simples sur le fonctionnement judiciaire (la loi, le délit ou le crime, l’enquête policière, le jugement, le juge, l’avocat, la peine…).
– Des notions sur les règles de vie collective au sein de l’école mais aussi en dehors de celle-ci.
– Des notions de morale sur « le bien » et « le mal » puisées dans les ouvrages rencontrés ou dans la vie quotidienne.
Les classes visitent le Palais de justice de Paris (visite guidée par un membre de l’AJBF).
Conjointement à ce travail, en classe, se poursuivent les activités de lectures littéraires ou documentaires sur les sorcières, les sorciers, la sorcellerie, la magie, les superstitions…

  • Le troisième temps : est celui du choix du procès et de la préparation proprement dite du déroulement de l’audience.

Les élèves du CE2 de l’école Vaillant, après un vote, choisissent de faire le procès de Ratatine la sorcière, le personnage d’Alex Sanders (Gallimard). Ils précisent le chef d’accusation :
« Madame Ratatine comparait pour avoir rapetissé et collectionné les enfants et pour s’être échappée de la prison. Elle les a kidnappés. Elle leur a donné à manger une soupe ensorcelée pour qu’ils deviennent minuscules. Elle les a ensuite enfermés dans des bocaux qu’elle disposait sur une étagère d’une vieille armoire. Cette femme utilisait son chat comme gardien qui empêchait les enfants de pouvoir s’échapper. »
Ils recherchent des arguments utilisables par la défense.

Les élèves d’un CE2 de l’école Paul Vaillant-Couturier présentent le procès d’une sorcière qui serait inculpée pour les crimes de toutes les sorcières rencontrées dans leurs lectures.
« Dans ce procès, nous jugeons la sorcière pour avoir :

  1. traité l’enfant Toute-Douce comme son esclave,
    (Baba-Yaga dans La sorcière aux trois crapauds de Hiawyn Oram et Ruth Brown)
  2. maltraité ses lutins Boule de Suif et Hareng-Saur,
    (Mistoufle dans Le sortilège de la sorcière de Sandy Nightingale)
  3. voulu changer les saisons,
    (Mistoufle dans Le sortilège de la sorcière de Sandy Nightingale)
  4. empoisonné ses animaux et les avoir transformés,
    (Ratatouille dans Ah ! les bonnes soupes de Claude Boujon)
    5) kidnappé les enfants Didi et Lolo,
    (Scolly, Squelly et Scory dans 3 sorcières de Grégoire Solotareff)
    6) fait peur aux camarades d’Aimée (Mirabella dans Une sorcière pas ordinaire de Claire Clément et Letizia Galli) »

Les classes de CM1 et grande section des écoles Cachin présentent un procès en commun. Dans ce cas, ce sont les témoignages des enfants de maternelle enregistrés sur bande vidéo et projetés sur grand écran qui sous-tendront l’audience menée par les grands[[Pour écouter l’un des procès : http://ww3.ac-creteil.fr/ID/93/bobigny/articles.php?lng=fr&pg=23.]].

Bilan

Chaque classe s’est approprié de façon personnelle ce projet commun.
Les enseignants constatent la forte mobilisation et l’intérêt soutenu des élèves pour l’ensemble des activités : lectures, débats, projets d’écriture…
Et les élèves dont on dit qu’ils sont en difficulté auront eux aussi progressé, comme l’ont indiqué les passations des évaluations de CE2 en début et fin d’année et les observations des enseignants : timidité vaincue, dépassement des idées reçues, meilleur contrôle lors des dictées à l’adulte, vocabulaire enrichi.
C’est avec beaucoup de sérieux et un plaisir partagé que les classes se sont retrouvées au mois de juin pour monter ces procès de sorcières mêlant humour, clins d’œil, et une certaine maturité pour apprécier le bien et le mal.
« J’ai appris à juger une sorcière sans me dire : c’est une sorcière donc elle est méchante ! » écrira un élève.

Alain Maillard, circonscription de Bobigny (93).
Et les enseignants qui ont participé à ce projet : Florence Delhommeau, Frédérique Caglini,(maternelle Marcel Cachin) Michèle Séroussi (élémentaire Édouard Vaillant), Jennifer Méas (élémentaire Marcel Cachin), Yasmina Haddouche (maternelle Paul Langevin), Karine de Wilde, Agnès Dardenne (élémentaire Paul Vaillant Couturier).