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Le président qui voulait bâillonner l’éducation

C’est la corruption qui a mené Jair Bolsonaro au pouvoir. C’est ce qu’avance Jean-Michel Leprince[[Jean-Michel Leprince est journaliste pour Radio Canada.]]. Il a ouvert le premier bureau de Radio Canada en Amérique latine., journaliste spécialisé sur l’Amérique latine. La corruption serait à l’origine de la pauvreté et de la criminalité endémiques, que l’on observe de manière criante dans les favelas. À titre d’exemples, l’expert rappelle l’affaire Petrobras, les multiples pots-de-vin ou encore la crise économique de 2013-2014, qui ont affecté notablement le Brésil au cours des dernières années. Les différents scandales auraient ainsi alimenté la rancœur des Brésiliens contre Lula tout d’abord. Et contre Dilma Rousseff ensuite, qui n’a pas su assurer la transition, causant une inflation qui a accentué la paupérisation. Le ras-le-bol du peuple brésilien pour un système de corruption généralisé aurait donc conduit à l’élection de Bolsonaro, leadeur d’extrême droite connu pour ses positions radicales et ses fréquents dérapages racistes, misogynes et homophobes.

Côté éducation, si le programme de Bolsonaro demeure flou, le malaise, lui, est très palpable. Il suffit de s’intéresser à la très controversée proposition de loi, portée par le mouvement ultraconservateur École sans parti (Escola Sim Partido), qui est actuellement en examen en commission parlementaire. Le texte, rebaptisé « loi du bâillon » par l’opposition, incarne la lutte féroce menée par le nouveau régime contre toute forme de « socialisme scolaire » et traduit une vision très autoritaire et régressive de l’éducation. Il donne également une idée de ce à quoi on peut s’attendre au cours des prochaines années en matière éducative. L’agenda du nouveau gouvernement repose jusqu’ici sur quelques déclarations tapageuses, comme le retour de l’éducation morale et civique, le renforcement des matières de base, la révision des manuels d’histoire sur le régime dictatorial, l’implantation d’un collège militaire, la remise en question de la théorie de l’évolution ou encore l’interdiction de l’utilisation en classe des termes « genre » et « orientation sexuelle ». Reste à voir avec ce qui sera effectivement mis en œuvre pendant son mandat.

La lutte contre la « sexualisation » précoce des enfants est l’une des mesures clés du programme éducatif de Bolsonaro. Et c’est aussi celle qui a fait le plus de bruit au cours de la campagne. Le journal Le Temps relate ainsi comment le nouveau Président a séduit une grande partie de son électorat en créant une fausse polémique autour d’un supposé « kit gay » qui devait être distribué aux collégiens et aux lycéens dans le cadre d’un projet contre les discriminations envers la communauté LGBT (Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), et qui comprenait notamment le Guide du zizi sexuel de Titeuf, le personnage de bande dessinée de Zep. Si le guide en question n’a jamais été acheté ou diffusé par le ministère brésilien de l’Éducation, le journal note que ce buzz a donné un coup d’accélérateur à la carrière politique de Bolsonaro, et a favorisé, dans le même temps, la promotion de l’ouvrage d’Hélène Bruller, illustré par Zep.

Bâillon, suspicion, délation

Par-delà ces anecdotes risibles mais on ne peut plus sérieuses, cette loi du bâillon fait régner dans les salles de classe un climat de suspicion et de délation. Les menaces contre la liberté pédagogique sont réelles et les enseignants sont les premières cibles de cette chasse aux sorcières. Ceux qui sont soupçonnés « d’endoctrinement » ou de « propagande politique » peuvent être filmés en classe, livrés en pâture aux réseaux sociaux ou intimidés par les élèves et les parents. Ils vivent dans la peur constante d’être dénoncés et poursuivis en justice. Autre grande cible du régime, le pédagogue brésilien Paolo Freire, figure de proue de la résistance et de la pensée critique, et couramment dans le collimateur des régimes autoritaires. Avant même d’être élu, Bolsonaro déclarait déjà qu’il allait « entrer dans le ministère de l’Éducation avec un lance-flamme et sortir Paulo Freire de là-dedans » (déclaration aux chefs d’entreprise dans l’État de l’Espírito Santo, aout 2018).

Dans ce climat de répression et de régression, on peut dès lors se poser la question : quid de la démocratie et de l’État de droit ? Jean-Michel Leprince s’interroge sur la solidité des institutions face à l’entreprise de déconstruction actuellement orchestrée au Brésil. Si la justice ou le congrès demeurent d’après lui encore assez solides, on peut légitimement nourrir des doutes quant à la résistance du système éducatif brésilien, sachant que les résultats des élèves se trouvent déjà parmi les plus faibles au niveau des classements internationaux PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) (OCDE, Organisation de coopération et de développement économiques). Les spécialistes de l’éducation semblent s’accorder sur le fait que si les propositions vagues et peu engageantes du nouveau Président sont appliquées, elles ne feront que maintenir, voire accroitre des inégalités déjà très marquées. Tout cela n’augure rien de bon sur le plan éducatif, d’autant plus que Bolsonaro vient juste de nommer comme ministre de l’Éducation Ricardo Vélez Rodriguez, un philosophe et théologien colombien, professeur émérite du commandement de l’armée.

Marjorie Vidal (PhD)
Chercheuse postdoctorale en éducation à l’UQAM (Université du Québec à Montréal), enseignante de français

Parmi les nombreux reportages réalisés par Jean-Michel Leprince : Les Sans-Terre du Brésil, La Balade des Narcos de Sinaloa, Enlèvements en Équateur, Les Faux Réfugiés de Mendoza, Argentine.