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Le partage des savoirs. Réflexions sur une refondation de l’école

C’est un livre important, en raison d’abord de son sujet central : « la culture scolaire en débat » (titre du premier chapitre). D’autant que l’on peut partager sans hésitation le diagnostic initial établi : « la prolongation de la scolarité à 16 ans en 1959, la création du collège unique en 1975, puis l’extension de la scolarité obligatoire à partir du milieu des années 1980 n’ont jamais été accompagnées d’une réflexion globale suffisante sur les objectifs, la nature et le contenu de la culture transmise à tous les jeunes en milieu scolaire ».

Par ailleurs, Denis Paget ne cache pas les difficultés majeures qui existent pour «rénover et refondre le curriculum » (titre du second chapitre). « Quand on construit des programmes scolaires, dit-il, on est obligé d’opérer une sélection très rigoureuse des savoirs, dans la mesure où ce qui s’enseigne n’est qu’une infime partie des savoirs vivants dans la société. Et la difficulté est d’autant plus grande quand les savoirs s’étendent en volume et en spécialisation. C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui et depuis un certain temps mais avec une forte accélération : une hyperspécialisation des savoirs savants et en même temps une prolifération de ces savoirs et une interaction entre eux qui soumettent les disciplines scolaires à dure épreuve quelle qu’elles soient ».

Et Denis Paget en vient à développer des analyses et des proposition bien éloignées du statu quo, ce qui est d’autant plus intéressant qu’il a été l’un des secrétaires nationaux les plus en vue du SNES ces dernières années et qu’il est actuellement l’une des figures majeures de l’Institut de recherches de la FSU. La place manque pour évoquer toutes les pistes qu’il ouvre ( il faut lire le livre ! ). On se contentera de l’évocation de l’intitulé des deux derniers chapitres ( « Pour ne laisser personne au bord du chemin » et « Le métier d’enseignant » ) et de quelques titres de sous-chapitres significatifs : « Pour un programme obligatoire de culture et de compétences communes » ; « Qui doit fabriquer les programmes ? » (bonne question, assez décisive !) ; « Changer l’évaluation des élèves » ; « Le métier d’enseignant : repenser l’organisation du travail ».

On soulignera aussi l’importance que Denis Paget accorde au « partage » : « la culture commune, dit-il, est culture commune précisément parce qu’elle est partagée et n’appartient pas plus à l’individu qu’à un groupe social dominant. Elle est accès à des savoirs objectivés et à des valeurs. Parmi elles, les valeurs d’humanité, de réciprocité ou de fraternité, d’altérité et d’universalité, réalisant ainsi, pendant le temps de l’école, et en espérant qu’il soit assez puissant pour en imprégner toute l’existence, cette conciliation toujours remise en question entre les vérités universelles et les contingences particulières de cultures multiples qui nous traversent. A condition que la forme solaire soit bien le lieu du collectif, de l’apprendre ensemble ».

Et la conclusion qu’il en tire immédiatement pour ce qui concerne le statut des disciplines est loin de manquer d’intérêt et d’enjeu : « un tel projet suppose d’en finir avec les hiérarchies indues entre les champs du savoir, en redonnant des places égales aux arts, aux technologies, aux activités physiques, en même temps qu’aux disciplines de langages (langues, mathématiques…) qui doivent s’affirmer plus fortement comme ressources de modélisation de la pensée, en menant de front leur apprentissage et leur épistémologie. Le projet de culture commune inclut enfin un fort resserrement de la cohérence pour éviter des savoirs  »en archipels » qui s’ignorent entre eux le plus souvent »

D’où un débat (difficile à mener, mais incontournable) dont Denis Paget souligne la nécessité : « un tel programme appelle le débat sur les critères qui permettraient de sélectionner les connaissances communes dans l’immense production contemporaine des savoirs ». Et Denis Paget n’hésite pas, là encore, à formuler quelques pistes. Mais pas celle d’« apprendre à apprendre ».

Au contraire, Denis Paget s’en prend à cette formule de façon unilatérale en soutenant qu’« une vulgate s’est imposée peu à peu dans les années 1980 pour répandre l’idée que l’école devait surtout  »apprendre à apprendre » plutôt que d’apprendre à maîtriser des connaissances ».

A vrai dire, cette mise en cause unilatérale fait foncièrement question en l’occurrence (et c’est loin d’être un «détail’», notamment pour ce qui concerne l’articulation à penser entre une scolarité obligatoire initiale – même au terme reporté à 18 ans comme il le souhaite vivement – et une «éducation tout au long de la vie»).

Cette expression « apprendre à apprendre » est en effet de l’ordre de l’évidence pour les cadres de l’école républicaine dès la fin du XIXe siècle. On peut en prendre pour exemple cet extrait banal d’un rapport annuel de l’inspecteur d’académie de la Somme adressé au Conseil général et au préfet, il y a 120 ans. : «Aucun de nos maîtres n’ignore que le but de l’enseignement primaire est double: on veut apprendre, et apprendre à apprendre. De ces deux tâches là, la seconde est la plus importante ». Cette «longue durée» invite à penser que le mot d’ordre «apprendre à apprendre » n’est pas une dimension éducative «facultative» (voire «perverse») apparue dans les dernières décennies du XXe siècle, mais qu’elle s’impose au contraire en tant que consubstantielle à la « modernité ». On peut sans doute soutenir que l’on «apprend à apprendre» en apprenant ; mais pas non plus n’importe quoi ni n’importe comment (et cela devrait donc être une dimension éminente de la problématique des «critères de choix»).

Cependant, par delà le tabou qui semble encore peser sur la formulation « apprendre à apprendre », on peut trouver dans le texte de Denis Paget des préoccupations qui ne sont pas foncièrement éloignées de cette dimension dans la mesure où il apparaît qu’il propose comme principal critère de sélection des contenus d’enseignement leur capacité formatrice (c’est à dire, au fond, la capacité pour chacun de penser, d’agir et d’évoluer par lui-même dans le monde où il vit).

Par ailleurs la mise en cause quasi unilatérale du « socle commun de connaissances et de compétences » faite longuement par Denis Paget dans ce livre interroge également, même si certains aspects et certains épisodes de la politique qui a été menée en la matière par la droite peuvent indéniablement nourrir cette diatribe et lui donner du crédit . Il serait trop long d’en discuter ici tous les aspects. On se concentrera donc sur une seule interrogation qui concerne la façon dont est formulée la question du «socle» dans le texte du décret d’application du 11 juillet 2006 : «S’agissant d’une culture commune pour tous les élèves, le socle traduit tout autant une ambition pour les plus fragiles qu’une exigence pour tous les élèves. Les graves manques pour les uns et les lacunes pour les autres à la sortie de l’école obligatoire constituent des freins à une pleine réussite et à l’exercice d’une citoyenneté libre et responsable […]. Les compétences qui le constituent, avec leur liste principale de connaissances, de capacités et d’attitudes, sont complémentaires et également nécessaires […] Il ne peut donc y avoir de compensation entre les compétences requises».

La perspective soutenue par Denis Paget d’une scolarité obligatoire dont le terme serait porté à 18 ans peut-elle s’inscrire clairement dans ce cadre ? Ou bien les propositions faites par Denis Paget peuvent-elles faire l’objet d’une interprétation où ce qui doit être en principe maîtrisé (en commun et par chacun) relèverait de fait in fine de certaines spécialisations (diversifiées) matinées d’une culture générale plus ou moins affirmée (et plus ou moins maîtrisée et commune). Il peut en effet y avoir sans doute plusieurs interprétations des propositions complexes avancées par Denis Paget à la fin de son livre à ce sujet. Mais le caractère quasi unilatéral des mises en cause dont le « socle commun de connaissances et de compétences » a fait l’objet peut faire craindre que la seconde interprétation l’emporte.

Enfin, le mieux est de lire le livre lui-même, avec l’attention et les interrogations nécessaires . Car il le mérite, indéniablement.

Claude Lelièvre