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Le mérite contre la justice

Nous avons tous dans la tête ces petites phrases qui résument toute une idéologie : « quand on veut, on peut », « si vous faites des efforts, vous réussirez », « il n’a eu que ce qu’il mérite ». Et ces citations d’auteurs autour du mérite : « On ne doit juger du mérite d’un homme par ses grandes qualités, mais par l’usage qu’il en sait faire. »
(La Bruyère) ou le monologue de Figaro fustigeant le privilège de la naissance : « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ! Vous vous êtes donné la peine de naitre, et rien de plus. »
Autant de références à une apologie du mérite qu’on acquiert de par ses efforts, mais qui demande en contrepartie que les dés ne soient pas pipés au départ, que règne « l’égalité des chances », tout cela étant particulièrement en vogue aujourd’hui.
Le petit livre de Marie Duru-Bellat Le mérite contre la justice nous aide bien à y voir plus clair, à remettre en cause des évidences rapides et à creuser les relations complexes entre mérite et justice, plus complexes peut-être que le titre accrocheur ne semble le laisser supposer. L’auteure nous montre… le mérite (!) de cette notion, mais surtout ses limites quand il est exacerbé et règne en maitre. Ce qui est de plus en plus le cas dans une société de winneurs et de loseurs et où on oppose l’équité à l’égalité au lieu de considérer la première comme une condition de la seconde, où on oublie bien vite l’environnement social et culturel dans lequel sont insérés les individus, oubli qui se traduit chez certains intellectuels par un mépris affirmé pour la sociologie.
Dans ce livre argumenté et étayé sur des enquêtes précises, mais s’appuyant aussi sur une réflexion philosophique (comme celle de Patrick Savidan, penseur du concept d’égalité des chances) le « mérite scolaire » est resitué dans un ensemble plus vaste (« dans la vie »). Pour l’auteure, si une société ne peut se passer du mérite, elle devient vite un enfer avec le seul mérite. Nous revenons avec elle dans l’entretien ci-joint sur quelques thèses de ce livre facile d’accès et efficace, ouvrant bien un de ces « nouveaux débats » essentiels, selon le titre de la collection.

Jean-Michel Zakhartchouk


Marie Duru-Bellat

Marie Duru-Bellat

Questions à Marie Duru-Bellat

Pouvez-vous expliquer en quoi cet ouvrage est particulièrement d’actualité ?

Bien des discours et mesures actuels promeuvent le mérite individuel : chez les élèves, qu’on cherche à motiver par des bourses au mérite, les fonctionnaires, que l’on parle d’évaluer au mérite, et plus largement tous les actifs, par le discours qui sous-entend que ceux qui gagnent plus ont travaillé plus, et donc le méritent…

J’ai constaté un phénomène intéressant. Certains, qui font partie d’un courant rétrograde dans l’éducation et pourfendent les « pédagogistes » et les partisans du collège unique, ont encensé votre précédent ouvrage sur « l’inflation scolaire » en en faisant, je pense, une lecture tendancieuse. Ce livre actuel qui s’oppose au « tout-mérite » visiblement leur plaira moins. Mais finalement, ce qui est en creux dans chacun de ces livres, n’est-ce pas la revendication forte du socle commun, de l’indispensable bagage pour tous qui doit être garanti par l’école de la République ?

Il y a effectivement des points communs entre les deux ouvrages, notamment la conviction que la course à toujours plus d’éducation est souvent une manière conservatrice de maintenir les privilèges de ceux que le système actuel place en tête, alors que la justice exigerait de se préoccuper davantage — puisqu’il y a toujours des arbitrages à faire — de ceux qui n’atteignent pas ce bagage commun que l’école doit garantir à tous.

Vous allez, dans ce livre, contre un certain nombre d’idées reçues. Les Français (et les employeurs) seraient finalement moins attachés aux diplômes qu’on ne le dit, les relations entre croyance dans les vertus du mérite et résultats scolaires sont plus compliquées qu’on ne le pense. Pouvez-vous en dire plus ?

Les Français aiment à se dire qu’ils vivent dans une méritocratie parce que cela renvoie une image flatteuse de notre pays ; c’est particulièrement vrai pour les élites recrutées via le système des concours, qui sont convaincus qu’ils doivent tout à leurs titres scolaires. Mais on entend plus rarement la masse des moins diplômés et ceux-là, quand on les interroge (j’évoque plusieurs enquêtes récentes dans le livre) sont beaucoup plus sceptiques.
De plus, la croyance dans la valeur des diplômes est susceptible de fluctuer précisément selon la rareté de ces diplômes et donc l’information qu’ils garantissent quant à la valeur des candidats (on retrouve ici la thématique de « l’inflation scolaire »).

Finalement, vous oscillez, mais n’est-ce pas le sort du sociologue, entre la lucidité qui remet en cause l’hypocrisie du mérite et de l’égalité des chances et la nécessité de ne pas totalement remettre en cause ce qui reste « une fiction utile » ? Qu’en pensez-vous ?

Il est assez classique en sociologie de dénoncer que le « roi est nu » et dans le même temps de rendre compréhensible le maintien de ce type d’illusion. Mais Bourdieu pensait (et je pense aussi) qu’analyser les fictions qui font vivre une société peut aider à en bousculer les effets pervers ou les excès…

En quelques mots, quelle devrait être une politique progressiste en la matière qui serait autre chose que d’imposer un quota d’élèves issus de milieux populaires en classe prépa ?

L’école devrait avoir pour priorité de déceler les « mérites », ou plutôt les qualités variées de chaque élève, et non de les trier sur une base étroite préfigurant les classements sociaux. L’éducation de tous et non le classement au mérite…