Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Le Défi d’une évaluation à visage humain

Charles Hadji peut être considéré comme un expert de l’évaluation. Agrégé de philosophie, professeur en sciences de l’éducation, ses travaux et ses publications sur le sujet font référence. Déjà dans L’Évaluation démystifiée, en 1997, il envisageait l’évaluation prioritairement au service d’une régulation de l’enseignement en vue des apprentissages et évoquait la nécessité de définir une éthique de l’agir évaluationnel. La question de l’évaluation a cependant envahi toutes les sphères sociales et en 2012, dans Faut-il avoir peur de l’évaluation ?, Charles Hadji cherche à définir quelles seraient «les règles d’une évaluation à bon escient». Il montre les risques d’une évaluation illégitime, dont les objectifs sont le classement et le tri des individus sans respect de l’être humain. Faudrait-il alors se passer de l’évaluation ? Il prend clairement position. Non, l’évaluation est nécessaire à la régulation et aux ajustements. Alors que serait une «bonne évaluation» ?

Quand, à la rentrée 2016, se met en place la réforme de l’évaluation dans les écoles et les collèges, son ouvrage L’Évaluation à l’école. Pour la réussite de tous les élèves incite les enseignants à s’intéresser à la fonction de l’évaluation. Il montre comment construire des outils d’évaluation pouvant participer à la progression des élèves dans l’idée d’une « évaluation constructive ». Il s’agit d’alerter sur les enjeux sociaux de l’évaluation dans un contexte économique néolibéral où la réussite prime et où l’évaluation permet d’exercer un pouvoir sur les individus mis en compétition.

C’est ce parcours que nous retrouvons dans son dernier ouvrage. Son regard philosophique sur l’évaluation dépasse ici le cadre de l’école, tout en renvoyant en miroir les pratiques évaluatives scolaires à celles de la société. Mais son intention n’est pas de dénoncer, elle est de démontrer avec rigueur, précision et pédagogie en quoi son modèle d’évaluation humaniste est efficace et légitime.

Pour cela, il utilise deux contextes spécifiques, l’évaluation de l’éducation artistique et culturelle et l’évaluation du bonheur. Le premier amène à interroger l’efficacité de l’évaluation en cherchant à caractériser ce que serait une démarche d’évaluation rigoureuse. Le contexte permet de mettre en question ce qui est habituellement hors question : comment définir rigoureusement l’objet réel de l’évaluation ? Comment peut-on mesurer ce qui semble non mesurable ? Comment sélectionner ce qui est observé ? Comment s’assurer de la pertinence de ce choix par rapport à l’objectif ? Ces questions amènent à poser quelques principes qui peuvent être compris comme méthodologiques : «la cohérence, l’intelligibilité et la justifiabilité». L’évaluation doit porter sur des critères explicites, un choix argumenté des espaces d’observation et un recueil de données probantes. Transposé dans le contexte scolaire, il s’agit par exemple de définir des échelles critériées, de construire des situations qui permettent effectivement aux élèves de développer leurs compétences et de s’assurer que les productions des élèves vont bien permettre de repérer un niveau de maitrise.

Dans la seconde partie, évaluer le bonheur suppose déjà de définir le bonheur. Se pose alors la question de la légitimité du référent et surtout d’un référent partagé. Peut-on se mettre d’accord sur un référent partagé du bonheur ? On peut juger de la valeur des choses, mais alors seul l’être humain a de la valeur en soi, ce qui suppose qu’un impératif s’impose, celui de «respecter la dignité de la personne». Charles Hadji traite alors d’un paradoxe : majoritairement, les Français ont un degré de satisfaction inférieur comparé aux pays ayant un niveau de vie moyen équivalent. Par une analyse très précise, il défend alors l’hypothèse que l’évaluation scolaire française soumet les élèves à une double pression, celle de la réussite scolaire et sociale, et participe à la construction d’une société où l’évaluation est menaçante car chacun se sent en compétition avec les autres. Le culte de la performance, les stéréotypes liés au mérite, l’évaluation «outil de management» amènent les individus à une sorte de paralysie par la peur. Pour s’en détourner, il s’agirait de spécifier explicitement la fonction des évaluations (formative, sommative, certificative, normative, critériée, diagnostique) et de développer des pédagogies centrées sur la coopération. Nous sommes alors amenés à nous interroger sur les enjeux des décisions politiques actuelles concernant l’évaluation par contrôle continu, les évaluations nationales, les futures évaluations qui se profilent dès la maternelle. Hadji précise : «En dépit de la force des idéologies et du poids des déterminants sociaux, un espace de liberté d’action reste ouvert aux évaluateurs. Et nous pouvons déjà affirmer que la première exigence, pour une évaluation humaniste, est de n’intervenir qu’à propos, au double sens d’une évaluation portant sur son champ légitime : ce que la personne humaine a construit et non ce qu’elle est. Et d’une évaluation intervenant au moment opportun, c’est-à-dire quand l’exige ce pour quoi elle peut être utile, comme faciliter des apprentissages ou certifier des acquis. Et uniquement quand cette utilité s’avère indiscutable.» Toute la difficulté réside pour les enseignants à s’emparer de ces espaces de liberté. Il nous semble important de le faire collectivement, pour penser un nouveau paradigme de l’évaluation pour les apprentissages à partir des deux impératifs du modèle proposé par Hadji :

Évaluer de telle sorte que les êtres humains concernés soient toujours considérés comme des fins en soi et jamais simplement comme des moyens ;
Évaluer toujours de façon à faire quelque chose d’utile pour ceux qui sont touchés par l’évaluation.

Cet ouvrage ne vous donnera pas d’outils clés en main, mais il permet une prise de recul pour mesurer les enjeux de pratiques scolaires dites ordinaires. L’urgence amène les enseignants à répondre de plus en plus vite à des injonctions sans une définition claire des objectifs de ces politiques. Pourtant une autre urgence s’impose : choisir quelle société nous voulons construire. Et l’évaluation est sans doute un élément clé de cette construction.

Sylvie Grau