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La saveur des savoirs

Invité en ouverture des rencontres CRAP de Rambouillet1 qui avaient pour thème : « Face aux difficultés du métier, que construisons-nous ? », Jean-Pierre Astolfi a mis en avant la nécessité de ne pas renoncer aux savoirs. Interrogé par les Cahiers, dont il est un ami de longue date, il revient ici sur cette insistance qui avait pu surprendre les participants.
En choisissant de parler des savoirs à propos des difficultés du métier, laissez-vous entendre que selon vous les enseignants s’en sont détournés ? Comment ?

Je ne cherche pas du tout à dénoncer ni les enseignants ni d’ailleurs quiconque. Le problème est plutôt que l’école s’est construite autour de contenus d’enseignement plutôt qu’autour de savoirs, comme l’ont montré les recherches sur la transposition didactique ainsi que sur la forme scolaire. En fait, c’est le succès même de l’école, et surtout les nouvelles exigences sociétales face à l’école, qui conduisent à mieux prendre à bras-le-corps la question des savoirs. Ne survalorisons surtout pas le temps de Jules Ferry, avec sa répétition monotone d’exercices basiques (le film Être et avoir en a fourni récemment une belle illustration), beaucoup se retrouvant quasi illettrés au moment du service militaire, après avoir été chauffés à blanc sans succès pour le certificat d’études. C’est qu’entre-temps, ils n’avaient guère « consommé de concept », alors que celui-ci est aujourd’hui partout : pour l’usage du téléphone portable ou des assistants personnels, comme pour l’arrosage informatisé des espaces verts municipaux…

Prendre le parti du savoir

Le problème n’est donc pas qu’on se soit détourné des savoirs, puisqu’ils n’ont jamais vraiment été placés au cœur du fonctionnement de l’école, mais que le niveau social d’exigence devient tel qu’on ne peut plus les esquiver ! C’est pour cela que je pense utile de prendre aujourd’hui (ou plutôt de reprendre) le parti des savoirs. En fait, c’est une vieille question, qui remonte au moins à l’époque de l’Encyclopédie et des lumières. Car ce ne sont pas les conservateurs, mais bien des révolutionnaires comme Condorcet ou Lakanal qui, sous la Convention, ont mis en exergue la dimension émancipatrice des savoirs, en associant fortement connaissance et démocratie. S’il existe bel et bien une conception élitiste des savoirs (on a les noms… !), j’essaie d’en défendre une autre, à visée démocratisante. Il me semble que ce qui les oppose, ou du moins les distingue, c’est la dimension patrimoniale privilégiée par les premiers (un capital culturel à transmettre à tous), et la dimension opératoire recherchée par les seconds (des outils conceptuels à approprier par chacun).

La métaphore de la porte entrouverte et du jardin délicieux a une curieuse allure élitiste. Pouvez-vous l’expliciter pour dissiper ce malentendu ?

J’aime associer à l’idée de discipline la vieille formule du Moyen Âge, attribuée à Bernard de Chartres (XIIe siècle) : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants. Si nous voyons plus loin qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, c’est parce que nous sommes soulevés et portés par leur grandeur gigantesque. » Il faut donc prendre au pied de la lettre le mot discipline : elle est ce qui « discipline notre esprit », en lui permettant de grimper sur les épaules du géant ! Sans discipline, on reste au ras du sol, donc on pense avec le sens commun. Car les outils généraux de la pensée, les opérations mentales et les compétences transversales ne suffisent pas. Les grands personnages de l’Antiquité, d’Aristote à Archimède ou à Galien, étaient évidemment très performants en termes intellectuels. Si on avait testé leur Q.I., ils auraient à coup sûr crevé les plafonds. Et pourtant, dans chaque domaine disciplinaire empirique, de la physique à l’astronomie, de la géographie à la biologie, tous leurs édifices théoriques ont été ultérieurement mis à mal. Leur intelligence hors du commun ne remplaçait pas les concepts disciplinaires, dont ils ne pouvaient évidemment disposer à l’époque puisqu’ils n’ont été conquis que bien plus tard. Il faudrait ajouter, avec Bachelard, que chacune de ces conquêtes est une « philosophie du non », c’est-à-dire un renoncement à ce qu’on croyait savoir. Les savoirs ne sont donc pas des énoncés poussiéreux, rébarbatifs à mémoriser. Ils sont la condition même d’une pensée créative. Vous voyez qu’on est loin d’une défense disciplinaire, corporatiste et élitiste.

Se protéger des évidences

En fait, je trouve étrange et injuste que les mots connaissances et disciplines soient régulièrement employés dans un contexte négatif et dépréciateur. Comme s’il fallait se méfier des savoirs jugés mortifères, parce que l’avenir serait du côté de compétences plus attractives et dynamiques. Face à cette représentation sociale pesante, je cherche seulement à remettre à leur juste place épistémologique savoirs et disciplines. Loin d’être des enfermements, ce sont des ouvertures intellectuelles, d’où cette métaphore un peu provocatrice du jardin de paradis. Une discipline, avec ses cadres théoriques et ses concepts, est une manière originale de rafraîchir notre vision des choses, de nous faire chausser des lunettes qui transforment notre regard. Elle apparaît alors, non comme un pré carré, mais comme une construction de l’esprit qui protège des évidences de la pensée commune.

Vous parlez de « saveur des savoirs », avec rappel de la parenté étymologique des deux mots. Cette belle formule n’est-elle pas incantatoire ? Quelles postures pédagogiques et didactiques proposez-vous aux enseignants pour que leurs élèves connaissent cette saveur ?

Évidemment, j’ai conscience qu’après ce plaidoyer, tout reste à faire… ! Car l’entreprise didactique pour mieux faire apprécier la « saveur des savoirs » est obscurcie de deux côtés, qui font d’ailleurs système entre eux. Du côté des élèves, avant de voir le jardin de paradis, ils se cognent le nez sur la « porte étroite » rébarbative. La « joie à l’école » (pour reprendre la célèbre formule de Snyders) n’apparaît souvent comme telle que dans un second temps. Le premier moment relève davantage d’une violence symbolique, puisque l’entrée dans les savoirs exige un renoncement à ce qu’on croyait déjà savoir, puisqu’elle oblige à user d’un nouveau langage spécialisé, et surtout parce que ce que ce qui fait son « sel » n’est pas immédiatement accessible. L’accès à une connaissance encore étrangère commence pour beaucoup par un mouvement de recul, en tout cas par un scepticisme envers ce que peut avoir d’attirant ce savoir ésotérique, indigeste ou abscons. Il faut donc quelqu’un de convaincant pour tenir la porte entrouverte, pour donner une idée engageante du petit bonheur qui se trouve caché derrière la porte (rien qu’une idée peut-être), et qu’on peine à imaginer avant d’y avoir goûté.

De l’autre côté du fleuve

Du côté des profs, le problème s’inverse. Devenus spécialistes d’un champ disciplinaire maîtrisé, ils y baignent comme des poissons dans l’eau. De l’autre côté du fleuve où ils sont parvenus, les choses leur paraissent tellement évidentes qu’ils ne comprennent pas ce qui retient les élèves d’y plonger. Un prof de physique face à une expérience, un prof d’histoire face à un document, mobilise comme une seconde nature ce qu’il a tant bataillé pour conquérir, mais dont il tend à oublier combien il lui en a coûté ! Pour lui, désormais, « ça se voit », « c’est évident », parce que le caractère construit de cette évidence a été dissous par son expertise. C’est bien ce que disait encore Bachelard, dans sa célèbre formule : « Les professeurs ne comprennent pas que les élèves ne comprennent pas. »

Il faut donc que l’enseignant dénaturalise sa logique disciplinaire pour qu’elle puisse devenir naturelle chez l’apprenant. Le problème didactique majeur consiste alors à rechercher des compromis entre les efforts de l’élève pour intégrer des savoirs, qui lui sont foncièrement étrangers… et la facilité du professeur à se mouvoir dans les mêmes savoirs, qui lui sont devenus culturellement évidents. Comment faire ? Les façons de conduire cette négociation sont très diversifiées. On peut même dire que les grands thèmes pédagogiques et didactiques correspondent à autant de facettes visant à traiter cette question. Par exemple, la médiation, la motivation, la dévolution, la connaissance des représentations, le transfert, la métacognition, ou encore le rapport au savoir, sont autant d’artifices possibles pour enrôler l’élève, autant de « pieds dans la porte » pour l’introduire dans ce qui ne pourra faire sens qu’après coup. Car la véritable entrée dans les savoirs correspondra au moment où s’opère une bascule, une sorte de « changement de pied ». Ce qui avait facilité la mise en marche apparaît désormais pour ce que c’est : un artifice qui fait sourire.

Conduire vers les savoirs cachés

Comme dit si bien Michel Fabre : « Tout l’art du pédagogue est là : articuler la discontinuité épistémologique avec un ancrage psychologique, sans jamais sacrifier l’un à l’autre. » En rester à l’ancrage psychologique conduit certes à intéresser l’élève aux tâches scolaires, mais sans garantie qu’il accédera ainsi à des savoirs qui restent cachés (comme une pépite invisible au sein de sa gangue). Se focaliser inversement sur la discontinuité épistémologique risque de lui désigner de loin les savoirs exigés, mais sous une forme qui reste inaccessible (comme un mirage hors de la réalité).

Car la routine scolaire se joue d’abord en termes d’activités, d’exercices, de leçons, qui se succèdent sur le mode du « faire ». Mais incite-t-on suffisamment les élèves à identifier ce qu’ils apprennent, à travers ce qu’ils font ? Piaget a bien montré toute l’étendue de ce qui sépare « réussir et comprendre », la solution étant selon lui du côté de la « prise de conscience ». Certains sont capables (tout seuls ou grâce à leur entourage) de porter un regard rétrospectif et illuminatif sur l’heure écoulée, la semaine ou l’année… mais les autres ? Les savoirs ne se donnent pas directement à partir de leur « mise en scène » didactique, car les élèves en restent souvent à la situation ou à l’exemple, sans accéder au concept. Pour eux, apprendre, comprendre, suppose d’être en mesure de « dédidactiser » ce que l’enseignant avait patiemment « didactisé » pour eux, afin d’en tirer les fruits en première personne. Voilà pourquoi finalement apprendre est si difficile, et enseigner si exigeant.

Propos recueillis par Florence Castincaud

Notes
  1. Août 2003. Voir l’article de Marie-Christine Chycki paru dans « Actualités éducatives » du n° 417, <a href= »article 103″>« Prendre les savoirs au sérieux »</a>.