Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

« La philo, ça prend la tête » Prof en cité

Didier Gaulbert nous propose le récit d’une année de travail de philosophie dans une terminale d’un lycée de la banlieue d’Amiens, au centre d’une « cité ». Tout récit est porteur d’une analyse qui le fonde et le structure. Ici, cette analyse n’est pas exposée comme une théorie, un cours magistral, elle est laissée à notre appréciation, à notre propre re-création. Didier Gaulbert nous donne des petits événements dans le lien avec les grandes idées : selon la vision du monde que l’on a, la réponse à un élève varie et l’accumulation de toutes ces réponses avec l’état d’esprit qu’elles contiennent à chaque fois, instaure petit à petit cet état d’esprit. Gaulbert ne propose pas de résoudre tous les problèmes, simplement de pratiquer une attitude juste : la recherche permanente de ce que l’on peut faire de plus utile dans la place où l’on est. Il n’a pas l’air d’être capable de douter de l’éducabilité de ses élèves. « Je voyais tous les jours, dans ma classe, des individus que j’essayais de comprendre. »

Le professeur de philo n’a pas facilement la parole dans la classe. Les élèves le charrient constamment. C’est la relation qu’ils ont avec tout le monde et entre eux.

Il considère et observe ses élèves qui « sont loin d’être sots, qui ont une maturité supérieure à la sienne au même âge ». Ils sont dans le présent, seulement dans le présent. Ils savent la vanité des idéaux. « L’extérieur de la cité des Faures exerçait sur eux à la fois fascination et mépris. » (p 49).

Le prof cherche sa place dans le flot de blagues, il prend les interstices qu’il trouve pour renvoyer des questions, créer des occasions de réfléchir : « fournir le maximum d’occasion de penser » (p. 66). C’est à peine s’il arrive à parler vingt minutes dans une heure.

Ses amis lui conseillent d’arrêter de s’entêter. L’autre professeur de philosophie a trouvé la cause (unique) de cet état des choses : « C’est parce que la gauche a trahi ses idéaux et pactisé avec le capitalisme que nous en sommes arrivés là. »

Lui, garde le souci de l’écoute. « Je discutais avec eux après les cours, dans le hall du lycée. Je buvais avec eux une canette de jus d’orange devant le distributeur automatique. » (p 57). Gaulbert « n’est pas comme les autres » (p 29). Quand il rencontre des élèves en ville il leur parle : « Vous êtes cool, m’sieu. Les autres profs y sont pas comme vous. » (p 99).

Gaulbert n’est pas un nouveau théoricien-praticien d’une nouvelle méthode qui porterait son nom. Pas de système. Juste le récit des petites choses que produit une attitude juste : toujours saisir, dans la relation à l’élève, le positif (même dit en verlan) et tâcher de l’amplifier un peu.

Pendant ce temps, les professeurs de philo se mobilisent contre la réforme des programmes, au nom de la liberté philosophique, du renforcement idéologique qu’ils y voient, de la dissertation… « En couplant l’art et le beau, on s’interdit de traiter l’art et la technique, l’art et la société. » (p 97). Comme si les programmes interdisaient de travailler plus que le programme ! « Tout le monde sait bien qu’on ne fait plus de philosophie en classe terminale, sauf dans quelques lycées huppés. Au lieu de se demander quelle est la solution, on veut faire de nous des éducateurs d’éducation civique kantisée. » (p 98). Quel est ce « on » qui ne se demande pas quelle est la solution et propose, à la place de traiter cette question, de transformer les profs de philo en éducateurs d’éducation civique kantisée ?

Gaulbert n’entre pas dans cette appréciation de la réalité. Il se demande comment le centre-ville où il habite et la banlieue peuvent être deux planètes aussi disjointes, étrangères et hostiles l’une à l’autre. Dans la place qu’il occupe, il prend le lien relationnel possible et cherche la réponse dans le questionneur. Sa réussite est modeste, petite en taille ; mais si les autres profs étaient comme lui, ces petits ruisseaux feraient certainement une assez jolie rivière.

Roland Petit